A quoi ressemble une idée

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Le 12 décembre 2010 par Jean-François Dortier

Les idées sont des êtres étranges : à la fois omniprésentes, insaisissables et pourtant  incontournables.

Omniprésentes, car elles surgissent dès le réveil et ne nous quittent plus de la journée. Insaisissables car invisibles (quelqu’un a déjà vu une idée ?) et difficiles à cerner. Incontournables parce qu’on ne pas s’en passer pour vivre.

Exemple.

Il est 6 heure du matin. Je me lève. Dans le noir, je cherche à tâtons mes vêtements pour ne pas réveiller ma compagne. « Mes vêtements » : voilà déjà une première idée. Mais où sont-ils? Où est ma chemise ? Bien sûr, elle existe quelque part dans le monde réel, mais pour moi et pour l’instant, ce n’est encore qu’une idée. Ni un objet réel, ni même une perception (puisque je ne la vois ni ne la touche) : elle existe à titre à d’ « objet mental ». Elle est ancrée dans mon esprit sous forme de souvenir et comme but à atteindre. Voilà donc une fiction mentale bien présente, qui agit comme qui me pousse à agir. Bizarre.

Ma chemise, mon pantalon, mes chaussettes, etc. tout cela forme un ensemble que j’ai désigné comme « mes vêtements ». Voilà une autre idée « semi abstraite ». La chemise correspond à un concept concret. Mais «  vêtement » est déjà une notion plus générale. « Vêtement » « habit », ou « fringues » et « fripes », ces mots renvoient à une collection d’objets rassemblé dans un catégorie commune. Ce sont là des idées semi-abstraites, à mi chemin entre l’idée concrète (celle de mon pantalon) et une idée plus éthérée : le « néant » par exemple. A propos de néant, où est passé ma deuxième chaussette ? Elle n’a pu être engloutie par le Néant, durant la nuit quand même !

Premières conclusions : Les idées sont des objets mentaux, des représentations mentales qui se distinguent des objets réel (du monde extérieur) mais aussi des perceptions directes (puisque je cherchais ma chemise sans la voir). Elles sont plus ou moins abstraites (« pantalon » est plus concret que « habit »). Bien qu’invisibles, elles ont tout de même une certaine réalité puisqu’elles sans elles, je ne serais pas là à tâtonner dans le noir, à rechercher cette satanée chaussette quelques part sous le lit…

Ah ç’a y est, je l’ai trouvé !

Un quart d’heure plus tard, me voilà installé dans mon fauteuil, un livre en main : Le jeu des idées de Jacques Schlanger (éd. Hermann, 2010).

Si l’auteur eut été pâtissier, il aurait fabriqué des gâteaux. Avocat, il aurait pensé de belles plaidoiries. Architecte, il aurait construit des maisons. Il aurait pu tout aussi bien être vendeur de voitures ou microbiologiste. Mais voilà, J. Schlanger ne connaît rien aux voitures, ni aux fleurs, ni à la microbiologie, ni au jeu de cricket (il le reconnaît page 45). Il est philosophe. Et son truc, ce sont les idées.

« Je suis entré en philosophie par amour des idées. Très tôt les idées ont joué pour moi le rôle que jouent les couleurs pour le peintre, les sons pour les musiciens : elles sont devenues un matériau un objet de plaisir avec lequel on aime jouer, dont on aime s’occuper, avec lequel on aime faire. Toute ma vie de philosophe, j’ai passé mon temps à penser quelques idées, à les repenser, à les retravailler : qu’est ce que le savoir, qu’est ce que la bonne vie, qu’est ce que la sagesse ? »

Le livre de J. Schlanger consiste à réfléchir à la nature des idées : que sont-elles ? A quoi ressemble-t-elles ?  Comment s’assemblent-elles pour former des systèmes d’idées ? Sont-elles réductibles aux mots qui les décrivent ? etc.

Mais plutôt que d’aborder questions par une démarche conceptuelle et démonstrative, il les affronte de façon plus intuitive et vivante, « phénoménologique » pourrait-on dire. Et c’est là l’un des charme de son livre.

Par exemple, les idées se présentent souvent sous la forme de petits « Eureka »  : « j’ai une idée ! ». Cela peut être une pensée philosophique ou une simple idée de cadeau d’anniversaire pour notre bien-aimé(e). Cette idée arrive en tout cas comme un événement. Et, en tant qu’événement, l’idée se forme tout à coup, alors qu’on n’y songeait pas quelques secondes avant. Et elle peut vite s’échapper. Souvent, on éprouve le besoin de la noter sur un post-it ou un petit carnet qu’elle s’éloigne. Les idées sont comme des nuages : elle se forment, se déforment puis s’effacent et disparaissent.

Comme tout événement l’idée a un autre effet : elle agite l’esprit, me remue comme une pierre qui tombe dans l’eau et provoque une onde de choc. Elle peut provoquer aussi de la joie ou de la tristesse. L’idée en tant qu’événement à donc une temporalité (elle apparaît, se transforme et disparaît en lançant ou non des traces). En tant qu’événement, elle suscite dans mon esprit, une certaine agitation.

Mais l’idée se présente également comme un énoncé «  Vénus n’est pas une étoile mais une planète », « E= Mc2 », « Pour faire une omelette, il faut casser des oeufs ». A ce titre peu importe quand cette idée est apparue où qui l’a eu ou sur quel  support elle est inscrite.

Voilà ce que J. Schlanger nomme la « double nature » des idées. En tant qu’événement, elle se prête à une description synchronique (apparition, transformation, disparition). En tant qu’énoncé, elle peut être abordée sous l’angle de son contenu (signification, association).

Le jeu des idées explore de nombreuses autres pistes. Parmi elles, un problème classique : celui des liens entre les mots et les idées, entre le langage et la pensée. Les idées sont certes traduites en mots, mais elles échappent aux définitions précises. Prenez l’idée de « soleil » (J.Schlanger est trop avare d’exemples, c’est dommage). Le soleil représente (en tant qu’idée) un astre, mais il évoque moi toute une série d’autres idées associées; la chaleur, la lumière, l’été, (vivement les vacances !), le roi soleil, le dieu-soleil (des Egyptiens), le coup de soleil (attention danger !), la mort du soleil (un jour il va s’éteindre). Les idées, comme les mots qui les désignent, échappent à des définitions restreintes. Leur pouvoir d’évocation et de création vient sans doute de là. Une idée est comparable à ces mots-clés et ces nuages de mots (« tag cloud ») que l’on trouve sur les sites internet. Ils servent d’entrée dans des myriades de textes et d’images associés. Voilà ce qu’est une idée : un mot-clé qui renvoie à une foule significations possibles.  « C’est là qu’intervient la notion de mots-clés. Dans toutes idée suffisamment bien formulée, on trouve un ou plusieurs mots qui lui servent de charpente sémantique, et l’idée se déploie à partir d’eux : ce sont ces mots que je nomme les mots-clés de l’idée ». (p. 73)

Les idées ont ce pouvoir susciter de nouvelles idées, en se combinant de multiples façons, de s’accoupler pour faire surgir des idées nouvelles.

Justement, le livre de J. Schlanger a déclenché en moi, une petite tempête intérieure. J’aimerais poursuivre ma lecture, mais il faut que je le délaisse provisoirement. D’autres idées, plus prosaïques, sont venues me bourdonner aux oreilles. « Il est bientôt neuf heure JF, tu dois partir au bureau. Ce matin j’ai un rendez-vous avec l’imprimeur. Dans une demi-heure déjà ». Aussitôt se déclenche une petite cascade d’idées nouvelles. « Ma veste ? Mes chaussures ? Les clés de la voiture ? La voiture ! Ah mais au fait. Il n’y a presque plus d’essence. Il faut que je m’arrête à une station pour faire le plein. Je vais être en retard. Je vais appeler. Où est mon téléphone portable ? ».

Mes chaussettes, le livre, les mots-clés, les nuages de l’esprit, la philosophie, mon rendez-vous, l’imprimeur, la voiture, l’essence,  en quelques heures, tout un petit monde d’idées a défilé et s’est bousculé dans mon esprit. A la station service, en remplissant le réservoir de la voiture je repense au livre de J. Schlanger.  Le titre de la seconde partie a piqué ma curiosité « qu’est ce qu’un Objet idéel ». Ce soir, je vais m’y attaquer.

A moins que je ne regarde un ou deux épisodes de Cold Case à la télé ?


a voir aussi : Quand notre esprit vagabonde.


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