Husserl, les arbres en fleur et la phénoménologie

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Le 14 août 2010 par Jean-François Dortier

Edmund Husserl est assis à sa table de travail dans sa maison de Göttingen. Nous sommes en 1910. Il rédige ses Idées directrices pour une phénoménologie, manuscrit sur lequel il travaille depuis des années et qu’il a maintes fois repris et remanié. C’est le printemps et le philosophe austro-allemand voit par la fenêtre un arbre en fleurs. Cet arbre, pense-t-il, est peut-être un bon moyen pour expliquer quelques-unes des idées clés de la nouvelle philosophie qu’il veut promouvoir : la phénoménologie.

Prenons cet arbre en fleurs, écrit E. Husserl, « c’est la chose, l’objet de la nature que je perçois ; là-bas, dans le jardin ». Ceci est un arbre réel, mais fermons les yeux et oublions cet arbre-là pour penser à la notion d’arbre.

Alors que la nature nous présente des objets réels sous différents états – platane, sapin ou cerisier en fleurs – la pensée peut en extraire un schéma abstrait, une idée pure, une « essence » qui transcende toutes les figures contingentes. L’idée d’arbre est bien formée d’un tronc et de branches. C’est la forme générale, le « noyau commun » qui s’impose lorsqu’on y pense.

Ces idées pures, ou « essence », qui organisent notre pensée, et qui donnent du sens à l’objet : voilà l’objet de la phénoménologie que Husserl entend promouvoir. Elle doit, selon lui, proposer une nouvelle voie pour la philosophie et la sortir de la crise qu’elle connaît alors. Mais pour mieux comprendre ce projet, il nous faut revenir en arrière.

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Edmund Husserl (1859-1938)

Husserl fut d’abord mathématicien, passionné par la théorie des nombres. Scientifique, soucieux de rigueur, il conçoit la pensée comme une démarche devant aboutir à des conclusions universelles et irréfutables. A ce titre, il partage les critiques faites aux philosophes qui ne parviennent jamais à s’entendre entre eux. Il veut faire de la philosophie une « science rigoureuse » et dont les conclusions s’imposent à tous, à la manière des vérités mathématiques.

Mais en tant que scientifique, le jeune Husserl s’était trouvé face à un dilemme théorique. Pour rendre compte des faits mentaux, le positivisme scientifique, alors dominant dans la pensée allemande, professe qu’il faut appliquer aussi à l’esprit humain la démarche objective. Elle doit rejeter l’introspection, s’intéresser aux faits psychiques comme à tout autre objet. La psychologie doit devenir expérimentale. Elle doit étudier les désirs, la volonté, les idées, comme n’importe quelle réalité naturelle.

Mais les connaissances mathématiques seraient-elles assimilables à des processus mentaux comme les autres ? Husserl, le mathématicien, ne peut l’admettre. Que deux et deux fassent quatre est une vérité qui ne dépend pas de la psychologie de chacun. La logique ne peut se dissoudre dans la psychologie. Il faut donc chercher une théorie de la connaissance qui concilie les deux approches.

La rencontre avec Brentano

C’est à ce problème que Husserl songeait déjà dans les années 1890. Après avoir passé sa thèse de mathématique, il s’était orienté vers la philosophie sous l’influence de Franz Brentano, un professeur d’exception à qui Husserl dédiera son premier livre : la Philosophie der Arithmetik (1891).

Prêtre défroqué, personnage atypique, passionné d’échecs, de cuisine, de poésie, nageur et gymnaste infatigable, auteur d’une vingtaine de livres de philosophie et de psychologie, Brentano (1838-1917) était un professeur charismatique. Son enseignement attirait beaucoup d’étudiants (Freud fut de ceux-là). A Vienne, il développe alors devant un parterre d’étudiants subjugués une théorie de la conscience centrée sur la notion « d’intentionnalité ».

Pour Brentano, l’intentionnalité désigne cette capacité particulière de l’être humain de forger des « représentations ». Les représentations mentales – qu’il s’agisse d’une orange, d’une souris, ou d’un enfant – ne sont pas des images objectives. Elles portent la marque du sujet qui les produit : de ses désirs, de sa volonté, de son « rapport au monde ». La représentation est dite « intentionnelle » : elle exprime le sens que l’individu attribue aux choses. « La conscience est toujours conscience de quelque chose » proclame Brentano.

La théorie de l’intentionnalité de Brentano avait vivement impressionné Husserl. Mais son « psychologisme » (qui supposait une totale subjectivité des états mentaux) heurtait l’esprit du mathématicien. Comment donc conjuguer la logique (et ses vérités universelles) et le psychologique (et sa subjectivité) ? Husserl entrevoit alors une façon de résoudre le dilemme en « fusionnant » la théorie de l’intentionnalité de Brentano et les conceptions universalistes des mathématiciens. Il commence alors à rédiger ses Recherches logiques (publiées en deux parties en 1900-1901) dans lesquelles il expose sa découverte. En géométrie, un rectangle est une figure aux caractéristiques universelles : c’est une figure à quatre côtés, dont les angles sont droits. On peut faire varier la taille du rectangle, changer sa largeur ou sa longueur, son « essence » de rectangle reste la même. Husserl appellera par la suite « variation eidétique » cette démarche qui consiste à modifier par la pensée les caractères d’un objet mental afin d’en dégager l’essence (renommée eidos). Husserl voudrait maintenant transposer cette méthode (1) à la perception en général.

Ainsi, lorsque je perçois un objet rectangulaire – une table, un livre, une fenêtre – je perçois en eux à la fois un objet physique et une forme géométrique (le rectangle). Le rectangle est à la fois un être mathématique universel, une « essence », même si on l’appréhende toujours sous des formes empiriques.

La parution successive des deux volumes des Recherches logiques vont attirer l’attention de quelques philosophes. Heidegger dira que ce livre l’avait « ébloui » et qu’il en avait fait son livre de chevet. Mais les idées formulées par Husserl restent abstraites et formulées dans un langage nouveau et abscons. Ses thèses sont interprétées de diverses manières et font l’objet de commentaires qui irritent Husserl, qui se juge incompris.

Les années 1900-1910 seront difficiles pour lui. Il ne parvient pas à obtenir la reconnaissance universitaire à laquelle il aspire. Sur le plan théorique, il se heurte aussi à des problèmes conceptuels qui le conduisent à remanier sa théorie. De 1900 à 1913, il ne publie presque rien : le voilà attelé à essayer de clarifier son projet, mais aussi à reprendre son analyse et à la remanier.

41533949Et les « Ideens » vinrent

Enfin en 1913, il publie son grand livre Idées directrices pour une phénoménologie, un épais ouvrage qui synthétise sa pensée. Il y expose son projet : la phénoménologie est la « science des phénomènes » (au sens de phénomènes mentaux). Car « elle s’occupe de la conscience ». Mais, alors que la psychologie veut étudier les faits psychiques, la phénoménologie veut en extraire les « essences ». A ce titre, elle est une « science des essences » ou « science eidétique ». Les essences, ce sont l’ensemble des modèles épurés que la pensée extrait de son commerce avec les choses, les personnes, les situations. Ce peut être une couleur (le rouge), une forme (le cercle), un type humain (l’ami, l’enfant, l’étranger…), ce peut être une émotion (la peur, la haine, l’ennui…). La liste est infinie. Sa démarche repose sur « l’époché » ou « mise en parenthèses » du monde. Car pour s’occuper des essences, il faut « mettre le monde hors circuit » pour axer son esprit sur les idées pures. Puis il expose toute une armature conceptuelle : la variation eidétique, propose tout un vocabulaire nouveau : eidos, noème, noèse, hylé…

Husserl pense avoir jeté les fondements d’une philosophie dont le champ d’investigation s’ouvre à tous les phénomènes mentaux : souvenirs, rêves, valeurs, expérience esthétique, croyances religieuses, relation à autrui.

Cependant, les Ideens restent encore très programmatiques. Elles ne font qu’esquisser un projet sans vraiment lui donner corps. Husserl a d’ailleurs annoncé à ses étudiants que la tâche serait immense et prendrait des dizaines d’années…

La parution des Ideens marquent pourtant un net tournant dans la réception de l’oeuvre de Husserl. Il est devenu une figure connue et respectée. Au cours des années 20, des penseurs déjà connus comme Max Scheler, se rallient à son projet. Husserl attire à Fribourg des étudiants comme Hans G. Gadamer, Eugen Fink, Emannuel Levinas, Herbert Marcuse. Le plus brillant d’entre eux, le jeune Martin Heidegger, devient le plus proche collaborateur de Husserl qui le considère comme son fils spirituel. Il le fait nommer à Marburg en 1922, puis sur sa propre chaire, à Fribourg, lorsqu’il prend sa retraite en 1928. En hommage à son professeur, Heidegger lui dédiera en 1927 son premier livre Etre et Temps.

Le temps semble venu pour que la phénoménologie se déploie enfin.

Les années noires…

Mais les choses ne se passent pas ainsi. Tout d’abord, Heidegger n’est pas homme à suivre les pas d’un maître. Il prend bientôt ses distances avec Husserl et pense à sa propre destinée philosophique. Il s’éloigne du vieux professeur et commence même à ironiser sur lui.

Husserl est affecté par la « trahison » de Heidegger. Il se juge incompris. Mais lui-même n’aide pas vraiment à se faire comprendre. Il ne cesse de reformuler son projet initial. Il accumule des milliers de notes, reprend sans fin sa copie. Au grand dam de ses assistants, comme Edith Stein ou Eugen Fink, chargés de mettre au point ses écrits pour publication.

Pour faire connaître sa pensée, Husserl donne des conférences. Ainsi, en 1929, il est invité à la Sorbonne, pour une série de conférences qui deviendront le texte de ses Méditations cartésiennes.

Mais le temps passant, la situation s’assombrit. Les années 30 arrivent et les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne. Juif d’origine (bien qu’il se soit convertit au protestantisme en 1918), Husserl se voit interdire toute activité académique. On lui réserve quelques égards du fait qu’un de ses fils est mort à la guerre, mais on lui interdit bientôt de publier. Husserl, inquiet de la situation, refuse pourtant de quitter son pays.

Il entreprend l’écriture d’un manifeste, La Crise de l’humanité européenne et la Philosophie. Dans ce livre, Husserl en appelle à un sursaut face à la montée des périls. Pour lui, l’Europe est menacée, d’un côté par la montée de l’irrationnel, de l’autre par un développement des sciences et techniques, qui enferment le monde dans une vision déshumanisée de l’homme. La phénoménologie reste la seule voie de salut, car elle s’intéresse à la conscience, à l’esprit, « aux questions qui portent sur le sens ou l’absence de sens de toute existence humaine ». Le ton devient de plus en plus missionnaire…

En 1938, Husserl meurt à l’âge de 79 ans laissant une oeuvre totalement inachevée. La phénoménologie est dans une situation paradoxale. D’un côté, elle a ouvert une voie fertile dans laquelle se sont engagés nombre de grands esprits : M. Heidegger, H.G. Gadamer, M. Scheler, E. Levinas, M. Merleau-ponty, J.-P. Sartre et bien d’autres… Tous s’inscrivent dans le sillage de Husserl. Même si chacun donne à la phénoménologie sa propre interprétation : les uns exploreront les rapports de l’homme au temps, à la mort, à son angoisse existentielle ; les autres verront dans les phénoménologies un outils pour comprendre la perception, l’imagination, le sens artistique. D’autres encore y verront une pensée de l’homme plongé dans l’histoire (voir l’encadré ci-dessus)… Mais la postérité de la phénoménologie cache aussi une absence de cohérence. Le projet de Husserl est resté inachevé. Il n’a pas produit les connaissances assurées qu’on était en droit d’attendre d’une « science rigoureuse ». A l’aune de son projet, l’entreprise de Husserl est un échec.

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HUSSERL, LES ESSENCES ET LES FORMES

  • Lorsque Edmund Husserl conçoit la phénoménologie comme « science des essences », au tournant du xixe siècle, la pensée allemande est tiraillée entre le naturalisme (qui veut étudier les phénomènes mentaux comme des faits naturels) et l’espoir de construire une « science de l’esprit », promue par Wilhelm Dilthey qui s’occupe des idées et des cultures, telles qu’elles sont subjectivement vécues. Husserl partage ce projet de science de l’esprit, mais reproche à Dilthey son « historicisme » selon lequel les idées sont variables et relatives, et qu’il n’y a donc pas de concepts universels.
  • Husserl cherche une voie qui concilie à la fois l’étude des expériences vécues et l’universalité des catégories de pensée. Au même moment, Christian Ehrenfeld (1859-1932), un autre élève de Brentano et collègue de Husserl, lance l’idée de « psychologie de la forme » (Gestalt). Les formes sont des schémas mentaux, des modèles (comme un prototype) qui donnent forme au réel perçu. Toujours à la même époque, Max Weber propose la théorie des idéal-types, et Georges Simmel sa théorie des « formes sociales ». Il s’agit de construire des « prototypes », ou « formes » qui synthétisent une forme sociale (le capitalisme, la secte), ou expriment une expérience, un style de vie, un rapport au monde (le bourgeois, l’étranger, le protestant).
  • E. Husserl a beaucoup écrit, mais peu publié de son vivant. Ces principaux ouvrages sont les Recherches logiques (1900-1901) ; Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures (vol. I, 1913, et vol. II, 1912-1915) ; Méditations cartésiennes (1929-1932) ; La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendentale (1934-1937).
  • A la mort de Husserl, plus de 40 000 pages de manuscrits ont été archivées. Elles font l’objet de publications sous forme d’oeuvres complètes appelées « Husserliana » (31 volumes publiés) en Allemagne.

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Qu’est-ce qu’une pomme?

pectine-de-pomme-produit-minceurQu’est-ce qu’une pomme ? Un fruit rond, rouge, jaune ou vert, qui se mange, a un goût sucré et qui croque sous la dent. Mais pour un chat : que représente t-elle ? Il ne voit pas ses couleurs (les chats sont aveugles aux couleurs) ; il ne la mange pas. Pour lui, c’est un objet aussi insignifiant qu’une pierre. Le chat et l’humain perçoivent la pomme de façon bien différente.

Dans Phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) a montré, dans la lignée de Husserl, combien la perception de notre environnement était liée à notre corps, d’une part, et aux relations de désir, d’amour, d’indifférence, qui nous lient aux objets qui nous entourent.

Nous vivons dans un monde entouré d’objets. Il nous apparaissent comme des réalités objectives, mais c’est notre rapport au monde qui définit la valeur, le sens que nous leur donnons.

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Les héritiers de la phénoménologie

La postérité de la phénoménologie est exceptionnelle si on en juge à la renommée des philosophes qui se sont engagés dans le sillage de Husserl.

  • Martin Heidegger (1889-1975) est le fils spirituel de Husserl, mais aussi son renégat. Dans Etre et Temps , il explore, dans la veine initiée par son maître, le rapport de l’homme au temps. Si tous les êtres vivants sont inscrits dans la temporalité : ils naissent, vivent et meurent. Seul, l’homme en a conscience. Il en retire à la fois une angoisse, mais aussi une liberté : celle de se projeter dans l’avenir.
  • Hans G. Gadamer (né en 1900). Etudiant de Husserl, Gadamer explore les conditions dans lesquelles la compréhension des faits humains (le langage, l’histoire, les idées) passe toujours par une « interprétation ». D’où l’importance de l’herméneutique (science de l’interprétation) abordée dans Vérité et Méthode , 1960).
  • Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Ce philosophe français soutient dans sa Phénoménologie de la perception que la perception d’un objet n’est pas une photographie objective de celui-ci ; on l’appréhende toujours d’un point de vue corporel (angle de vue, capacité perceptive) et intentionnel (désir, amour, utilité).
  • Emmanuel Levinas (1905-1995). Il a consacré sa thèse à Husserl. Puis a consacré son oeuvre aux sources de nos intuitions éthiques et sur les relations que l’on nous avec autrui.
  • Il faut aussi citer l’allemand Max Scheler (1874-1928), auteur de L’Homme du ressentiment ; Jean- Paul Sartre (1905-1980), dont L’Etre et le Néant débute par une analyse de l’être directement inspirée de Husserl ; le Polonais Ian Patocka, mais aussi des penseurs comme Paul Ricoeur, Jean Toussain Desanti, Michel Henry, Jean- Luc Marion, Janicaud, dont les oeuvres s’inscrivent dans la voie ouverte par Husserl…

2 commentaires »

  1. […] philosophique. Et pour découvrir la Husserl et la phénoménologie, c’est ici : Les arbres en fleur et la phénoménologie Posted by admin Foutoirologie Subscribe to RSS […]

  2. Guy d'OLIVEIRA dit :

    En fait de commentaire, je voudrais plutôt exprimer une préoccupation. Quelle sera la pertinence d’une reprise phénoménologique de la diversité et différence culturelle aujourd’hui? La phénoménologie peut-elle justifier d’abord les principes de diversité et de différence culturelles, ensuite comment peut-elle percevoir une société comme la nôtre où la diversité pourrait être comprise non pas selon le phénomène comme tel – la réduction aiderait-elle vraiment à comprendre le vivre ensemble – mais dans l’expérience tangible de tous les jours.

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