J’ai connu l’enfer… numérique

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Le 8 janvier 2011 par Jean-François Dortier

Pendant deux jours ce blog est resté inactif. Pire : il avait disparu. Que s’est-il passé ?

Je vais te raconter, cher lecteur, ce qui est arrivé.  Mais, auparavant, prépare toi au pire. Où bien fuis pendant qu’il est encore temps. Car ce que tu vas lire est une expérience inoubliable. Elle va te mener aux confins de l’enfer. Tu y rencontreras des animaux monstrueux et des morts-vivants. Tu comprendras ce qu’est la morne solitude du désert, l’angoisse de la disparation des êtres. Tu verras défiler devant toi le futur du monde. Un monde terrible et angoissant.

Mais au terme de ce voyage – où j’ai vu s’ouvrir devant moi la grande bouche du Néant, où j’ai goûté à la potion amère du désespoir – l’épreuve n’a pas été vaine. J’ai retrouvé in extremis, la vie, le monde, la société des hommes et le vrai sens des choses.

Voilà donc l’histoire

C’était avant hier matin, je crois. Je me réveille tôt, comme à l’accoutumée, prêt à suivre mes bonnes résolutions. Avant de me mettre au travail, je commence toujours par un peu de lecture. Ce matin c’est Le Beau livre des mathématiques, de Clifford A. Pickover, reçu en cadeau pour Noël. Tout débute par le calcul des fourmis (les fourmis du Sahara calculent la distance qui les séparent de leur trou en comptant leur nombre de pas !), puis l’auteur poursuit avec un article sur les capacités numériques des primates. Très vite, les idées se mettent à crépiter dans ma tête. J’entrevois la possibilité de poursuivre la théorie de la « cognition incarnée » à propos des nombres et des figures géométriques. En clair : à quoi ressemblent les nombres dans notre tête ? Un très bel article en perspective pour ce blog. Bien installé dans mon fauteuil, l’ordinateur sur les genoux, un café en main, je pose le livre, j’allume l’écran, et j’entre l’adresse du site. C’est alors qu’apparaît ce message :

«  Firefox ne parvient pas à trouver le serveur ».

???

Froncement de sourcils. Qu’est que cela veut dire ? Je vérifie. Les autres sites fonctionnent bien. C’est donc le mien qui est bloqué. Voilà qui est très fâcheux. A tout hasard, je réessaie avec un autre navigateur. Toujours rien. La crainte se confirme : dortier.fr est en panne.

Que faire ?

D’ordinaire, c’est Romain, qui s’occupe du site. Romain: c’est mon fils. C’est aussi mon développeur informatique personnel. Un informaticien hors pair, capable de construire des sites, inventer des logiciels, et résoudre en quelques clics les problèmes informatiques les plus ardus. Il s’est initié seul au langage mystérieux des ordinateurs; il sait parler leur langue; il sait les éduquer, les soigner, les soumettre. C’est mon sauveur donc. Il faut l’appeler « Au secours, Romain ton père a besoin de toi. Mon fils, la chair de ma chair, le sang de mon sang. A moi ! »

Mais il est encore très tôt. A cet heure là, il doit encore dormir. Je vais lui envoyer un mail, ainsi dès son réveil, il pourra… Mais j’y pense (montée d’adrénaline) : il n’est pas chez lui. Avec sa compagne Nathalie, ils sont partis en amoureux quelques jours au Portugal. Je les imagine en train de marcher main dans la main dans les rues de Lisbonne, flâner, musarder, s’instruire, admirer les façades des cathédrales, etc. Sans même se douter qu’à quelques milliers de kilomètres de là, un drame se noue. Un père se retrouve seul, désarmé et démuni. devant un écran qui affiche :

« Firefox ne parvient pas à trouver le serveur ».

Dix fois, vingt fois je suis retourné sur le site durant la matinée, espérant que le serveur ait redémarré. Dix fois, vingt fois j’ai été déçu. N’y a-t-il pas quelque part (où se trouve le serveur ?), un responsable (qui?) ou une machine (comment ?) qui aura détecté l’anomalie ? N’y a-t-il pas des procédures automatiques pour repérer la panne, intervenir, et tout remettre en place ?Me voilà en tout cas la victime désemparée d’une machinerie dont j’ignore tout. Esclave d’un monde numérique, d’une toile – le web –  qui tisse patiemment ses fils et nous enserre et nous retient dans ses filets.

Les heures passent et… rien ne se passe. Aucun miracle. Dois-je me résoudre au pire ? Mon site restera fermé jusqu’à ce que Romain revienne. Et si c’était plus grave ? Et si toutes les données avaient été effacées ?

Qui êtes vous ?

Je songe aux millions de lecteurs de ce blog (peut être plus encore ?) Ces gens de tout âge, toutes professions, tout milieux, toutes cultures, toutes religions, tout continents, toutes marques de sous-vétements) – et qui se branchent chaque jour avides de découvrir le nouveau billet de JFD. Tous ont besoin de ce blog pour vivre, respirer, penser, élever leur esprit, se consoler des désarrois de l’existence, trouver des raisons de vivre. Et surtout trouver la réponse à « la Question »: la Quatrième Question.

Combien sont-ils ce matin, à avoir voulu consulter leur blog favori (« Tiens, si j’allais voir où en est la QQ ?) et à s’être heurtés eux aussi à l’écran vide.

Message d’erreur; message d’horreur : « Firefox ne parvient pas à trouver le serveur »

A New York, Pékin, Paris, Oslo, Djakarta, Perpignan et Villeneuve sur Yonne, les mêmes visages égarés. Je vois leur étonnement, leur déception, leur mine défaite: « Qu’est ce qui se passe ? Pas de nouvelles ? Qu’est-il arrivé ? ». Et aux interrogations, se mêle la frustration « Pour combien de temps le blog est-il fermé ? », puis vient le doute « Ne me dites pas que c’est pour toujours ? », l’angoisse s’installe « JFD aurait-il abandonné la partie ? S’est-il défilé devant l’énormité de la tâche ? A t-il fui ? A moins qu’il soit mort – suicidé? –  emportant avec lui de lourds secrets ? ».

Et pendant que les lecteurs supputent et s’interrogent, je suis derrière mon propre écran, qui m’exaspère. Je voudrais pouvoir toquer du doigt, comme derrière une vitre pour rappeler les lecteurs. « Eh, Je suis là ! Ce n’est qu’une panne. Romain va revenir. C’est sûr. Je suis toujours vivant. Ne partez pas, je vous en prie ! ».

Mais personne ne peut m’entendre.

Et beaucoup ont déjà tourné le dos.

Je songe à tout ces amis perdus. A Clarisse par exemple. Elle a découvert mon blog juste avant Noël et s’est abonnée aussitôt à la Newsletter (c’est sur la colonne de droite ou en bas de chaque article, c’est gratuit). Elle prépare une thèse sur Kant et son anthropologie philosophique. Elle trouve culotté de vouloir reprendre le projet de Kant deux siècles plus tard. Mais elle est quand même curieuse de voir comment je vais me débrouiller. Gilles, lui est universitaire. Il a vu citer ses recherches sur le site et il nourrit dans l’espoir que je vais encore souvent le citer. Alain D. est spécialiste des ragondins et voudrait savoir si je vais aborder de nouveau  le prolème du Castor. (Oui, Alain, je vais y revenir)

Cheng Hua, grand amateur d’idées, vit dans une lointaine campagne chinoise. Là dans sa petite maison de bois, il a rédigé une « Théorie Universelle sur le Sens de L’Univers, de la Vie, de l’Humanité et de Tout le Reste » (en 7 volumes, il cherche un éditeur). Il avait suivi avec intérêt les débuts de mon enquête sur un individu invisible. Bien que ne partageant pas mes vues sur la question, il voulait suivre tout de même mon cheminement. « Où en êtes vous ? » m’avait-il demandé la semaine passée, en me présentant ses vœux. « Vous avez débuté une enquête quasi policière sur l’individu invisible, vous vous êtes engagé dans une sur les pistes de l’individu au Moyen âge, au temps des pharaons, dans le Japon d’autrefois. Vous avez promis de vous attaquer à un grand mythe fondateur des sciences humaines. Et puis… plus rien, vous n’avez tiré aucune conclusion. Que se passe-t-il? Vous avez renoncé ? Echoué dans votre entreprise ? Vous êtes déjà passé à autre chose ? »

Non, cher Cheng Hua, lui ai-je répondu dans notre échange de mail, ce n’est qu’une pause provisoire. Bientôt, je vais y revenir. J’ai rassemblé de nouveaux matériaux, mené de nouvelles investigations. Mais je n’ai pas encore eu le temps de tout mettre cela en forme. Vous pointez justement une faiblesse: je cours trop de lièvres à la fois. Je me disperse et cours dans tous les sens sans rien finir. C’est en partie vrai. Mais attendez un peu. Je butine beaucoup de ça et de là, mais je reviens aussi régulièrement sur les mêmes lieux. L’exploration tout azimut et le retour cyclique font aussi partie de ma méthode. Les enquêtes provisoires s’intègrent dans un projet plus vaste et au long cours. Patience, je vais reprendre le fil. Puis je le nouerai avec d’autres fils, d’autres histoires : celles des carapaces de scarabées, de la création littéraire, de la libido sciendi, des voyages mystiques, et des naufragés solitaires, Toutes ses histoires sont en cours. Et bien d’autres encore. De même L’enquête sur l’art de vivre ne fait que débuter. Ainsi que celle sur les idées. Elles seront en lien avec une autres enquêtes à venir. Il y a une logique cachée à tout cela.

–  Je crois deviner où vous voulez en venir. Peu à peu, les fils vont se nouer entre eux pour former un trame globale. Et la réponse à la Quatrième Question commencera à se dessiner. C’est cela ? A moins que ce ne soit une ruse. Un truc d’écrivain, de « page turner » pour entretenir un faux suspens et nous mener par le bout du nez jusqu’à nulle part ?

– Oui, c’est cela. Car la Quatrième Question se subdivise en bien d’autres. Pas simplement les grandes questions – l’individu, les idées, l’histoire, le sens de l’évolution, etc -, mais aussi les castors, les petites chinoises, Kant, les rêves de Mc, etc. tout cela est relié ensemble. Mais il faut prendre le temps. Le chemin ne fait que commencer.

Il est quelqu’un pour qui ce blog a une tout autre signification. Je songe à Alice, de Vancouver. Elle a 42 ans,  travaille dans la parfumerie,  vit seule avec ses deux enfants. Elle est tombée par hasard sur le billet Soyez modérément agressifs, un jour où elle ruminait encore son histoire : son mari qui l’a quitté il y a six mois, pour partir avec un jeune femme de 30 ans. Ils s’étaient connu au lycée; ils formait un couple idéal et personne n’aurait pur imaginer que leur amour allait se briser, comme les autres. Alice vient de connaître la trahison, la déprime, l’humiliation, la colère, la rancœur, la tristesse. Elle avait souri en lisant le billet, Ce qui ne nous tue pas nous rend-il vraiment plus fort. Elle s’était reconnue dans l’article sur la honte. Puis elle a lu aussi les billets sur la petite voix intérieure, les résolutions de début d’année. Le reste l’intéressait moins mais elle a décidé de faire un effort. « Je ne comprends pas tout ce que vous écrivez, m’avait-elle écrit, mais je sens que vous comprenez les gens. Et de toute façon, j’ai besoin d’un ami ».

Je pense aussi à Denis, une vieille connaissance de lycée, alcoolique et désemparé qui passe ses journées sur le web. Il y a encore Virginie D, correctrice pigiste qui relève consciencieusement toutes les fautes d’orthographe et de grammaire et me propose ses services de correction en ligne. Et ces millions d’autres lecteurs anonymes terriens ou extra-terrestres qui s’intéressent sur le sens ultime des choses (et de tous les trucs qui vont avec). Tout ceux là, devrais-je leur dire adieu à jamais. Si tôt ?

La Métamorphose

J’ai passé deux nuits d’enfer. Tourmenté par de terribles cauchemars. Je me vois atteint du lock-in syndrome. Je suis bien là, vivant, derrière mon écran. Mon cerveau fonctionne. Ma conscience est intacte. Mais personne ne m’entend. Personne ne me sait conscient. Nul ne peut entendre à mes cris intérieurs. Me voilà emmuré vivant dans mon corps. Condamné au silence, alors que j’ai tant à dire. Pour les internautes, je viens de rentrer dans le coma. Dortier.fr  est à l’arrêt. KO, mort. Evanoui.

Ma disparition momentanée sur l’internet est une mort numérique. Un jour viendra où la panne d’ordinateur équivaudra à une vraie mort sociale. Et peut-être même à une mort physique. Quand le temps des posthumains sera venu. Quand nous serons tous des machines bioniques, quand nos organes seront connectés à des prothèses cognitives, quand nos nerfs ne seront plus que des fibres optico-numériques, quand nous serons reliés à un monde lui-même fait de réseaux et de mégabits. Quand votre visage et le mien ne se verront plus qu’aux travers d’images simulacres, des avatars hologrammiques choisi dans le catalogue de la Firme « Faceboogle ». Quand nous nous ne nous parlerons et nous verront uniquement via nos corps et images virtuelles. Quand nos vies auront définitivement basculée vers le jeu vidéo. Quand l’amour, l’amitié et toutes les relations humaines ne seront plus que des jeux de dupes. Quand le virtuel aura définitivement remplacé le réel.

C’est alors que surviendra la panne… La Panne générale survenue à la suite de la diffusion pandémique d’un nouveau type de virus , le H1 NO3, qui coupera tous les circuits de tous les ordinateurs du monde.

Ce jour là, nous nous réveillerons tous comme dans la Métamorphose de Kafka. Chacun sera enfermé dans sa carapace d’énorme insecte, couché sur le dos, incapable de bouger, ne pouvant qu’agiter ses pattes dans le vide. Ne pouvant plus parler, communiquer, appeler le monde au secours.

Comme moi en ce moment.

J’ai vécu ainsi, deux jours et deux nuits de cauchemars. J’ai connu la mort numérique. Et j’ai entrevu le grand cataclysme.

Puis hier matin mon téléphone à sonné. Romain était de retour.

En quelques minutes, il a compris le problème. « Ce n’est pas un problème de serveur, papa. C’est le nom de domaine dortier.fr a expiré »

– Expiré, ça veut dire que mon domaine a rendu l’âme. Il est mort ?

– Oui, tu as du recevoir des alertes de réabonnement que tu as ignorer dans l’avalanche des mails. Mais rassure-toi, on va pouvoir la réactiver.

– C’est vrai?  En retrouvant toutes les données ?

–  Oui, on doit pouvoir rétablir le contact sans dommage.

– Comment, vite, dit moi !

– OK, je t’envoie les codes, tu sors ta carte bleue et tu suis mes instructions.

Quelques minutes plus tard, c’était fait. Le site réapparaissait sur l’ écran. Romain, mon fils, celui à qui j’ai donné la vie, m’avait redonné en retour ma vie numérique. La bouclé était bouclée. Le père avait donné naissance à un fils. le fils avait rendu la vie à son père !

Me voilà donc de retour. Je revis, numériquement parlant. Je suis là les amis. Je suis mort trois jours, mais me revoilà ressuscité (Voix off : Allons bon, il  se prend pour le Messie !).

J’ai vu la mort numérique en face. Et j’en tire une grande leçon. Les jours nous sont comptés. La Fin est bien au bout du chemin. Elle peut arriver à tout moment. Une course de vitesse s’est engagée entre la Mort et la quête de la Vérité.

N’écoutons pas la sagesse, mauvaise conseillère qui invite à prendre son temps, à renoncer aux chimères et aux utopies. La vraie sagesse, qui est une putain sacrée, nous invite à goûter au fruit défendu de l’arbre de la connaissance. Elle nous appelle à reprendre la route. Suivons là.

Il est temps de reprendre le chemin.


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