Théorie du bricolage. 2 : l’art du jugaad

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Le 6 août 2014 par Jean-François Dortier

le monte-tuiles "jugaad"

le monte-tuiles « jugaad »

Mon beau frère Michel refait son toit. Bricoleur émérite, il ne craint pas de s’attaquer à la plomberie, la maçonnerie, la pose des fenêtres… Même la charpente ne lui fait pas peur. « La charpente, je n’y connaissais pas grand chose, mais tu trouves des tutoriels sur internet qui expliquent comment faire ». Je lui fais remarquer qu’il a tout de même des années de bricolage derrière lui, qu’il faut une sacrée expérience pour se lancer dans un tel chantier. Il rétorque : « Non c’est comme la cuisine, c’est la volonté de s’y mettre qui manque souvent. Ce n’est pas si compliqué une fois qu’on s’est lancé ».

Admettons…

Il s’est donc attaqué seul à la réfection de sa charpente. Et en quelques semaines, il venu à bout de son chantier. Mais il a été alors confronté à un problème simple de manutention : comment transporter quelques centaines de tuiles du sol au toit quand on est tout seul ? Cela supposerait un nombre incalculables d’aller et retour sur l’échelle avec quelques tuiles sur les bras ? Epuisant et interminable…

Alors il a résolu le problème à sa façon, En construisant son propre monte tuile !

Le dispositif est le suivant (voir photos) : Deux rails soudés pour faire une échelle de support, un plateau pour installer les tuiles et qui coulisse le long des rails. Et pour tracter le plateau, il a acheté un moteur à 80 euros et une poulie. « En une journée, quelques jurons, le tour était joué ». Même le voisin charpentier a été bluffé.

 

« Bravo Michel, tu es Jugaad ! »

Quand il m’a montré son invention, je lui ai décerné aussitôt le brevet de l’invention jugaad, le nouveau concept à la mode pour désigner « l’innovation  frugale », l’art de résoudre un problème avec beaucoup d’ingéniosité et peu de moyens. Autrement dit : le système D.

 

L’innovation frugale

« L’innovation Jugaad » est le titre du best seller écrit par Navi Radjou. Les auteurs popularisent cette idée simple : les grandes innovations du 21ème siècle ne seront peut-être pas celle des grandes structures technologiques sophistiquées et coûteuses : elles proviendront plutôt du Jugaad ou « l’innovation frugale ».

L’innovation frugale est la capacité ingénieuse à « faire plus avec moins », affirme Navi Radjou, « L’innovation frugale est pratiquée aujourd’hui par des milliers d’entrepreneurs dans les économies émergentes comme l’Inde, la Chine, l’Afrique, où le Brésil qui sont imprégnées de fortes contraintes et dans lesquelles des « innovateurs de base » conçoivent des solutions abordables et durables dans les secteurs essentiels comme la santé, l’énergie, l’éducation ou l’alimentation ».

L’exemple prototypique de l’innovation frugale est celle de Mansukl Prajapati, un modeste potier qui vit dans un village de l’Etat de Gujarat (en Inde). M. Prajapati a fait parlé de lui pour avoir inventé un réfrigérateur sans électricité ! Il s’agit d’un petit garde manger en argile comprenant un réservoir d’eau dans sa partie supérieure. L’eau s’infiltre ensuite dans les parois latérales et tombe dans une chambre inférieure. L’ensemble permet de maintenir des légumes au frais pendant quelques jours. Le terme de réfrigérateur est sans doute exagéré : disons qu’il s’agit d’une réserve de fraicheur : ce qui n’est pas rien dans un région où la tempé- rature ambiante avoisine les 40 degrés et ou peu de village sont raccordés à l’électricité. L’invention de Parjapati a rapidement connu un grand succès et est aujourd’hui commercialisée dans tout le pays sous le nom de Mitticool.

Le réfrigérateur sans électricité est devenu le symbole d’une forme d’ingéniosité populaire, le « Jugaad ».

Désormais, de grandes entreprises se sont mis au Juggad : Renault, Simiens, Procter et Gamble. Elles ont compris que l’innovation ne viendrait pas toujours de lourds investissements dans des produits haut de gamme bourrée d’options technologies mais la mise à disposition d’automobiles simples, fiable et peu couteuse s’adressant à une population de classes moyennes émergentes des pays du sud.

Comme l’exemple d’innovation Juggad, N. Radjou cite l’entreprise Siemens qui a conçu toute une gamme de produits SMART (Simple, Mainte- nance-Friendly, Affordable, Reliable, Timely-To-Market) : comme des moniteurs cardiaques doté de micros bon marché. Carlos Ghosn, le dirigeant de Renault voit dans le succès de la Logan à 5.000 euros et des véhicules Dacia (filiale roumaine de Renault qui construit des voitures bons marchés), le symbole de « l’innovation frugale ». Carlos Ghosn qui a préfacé le livre de R Nadjou serait d’ailleurs l’inventeur de la notion.

Essayons de regarder avec un peu plus de lucidité ce qu’il en est vraiment de l’esprit jugaad.

En lisant le livre de N Radjou. On découvre vite que le terme de Juggad servent aux auteurs pour désigner une nébuleuse conceptuelle qui comprend autant le « système D » du bricoleur que les produits low cost (un voiture bon marché, (type Dacia). Le paratonnerre de Benjamin Franklin ou l’ipad par Steve Job seraient aussi « jugaad » ! Jugaad encore l’invention du « big bazar », une chaine de vente de produit bon marchés, sorte de Tati indien. Tout est donc « juggad » – système D, produit low cost (même produit à la chaine), produit high tech (l’ipad), dès lors que cela n’entre pas dans les grands projets technolo- giques de l’aviation à l’industrie pharmaceutique qualifiée « d’innovation structurée ».

Le juggad à l’indienne ne serait-il donc pas, derrière l’hymne à l’ingéniosité populaire, qu’une façon de lancer un nouveau slogan, propre à attirer l’attention des dirigeants des grands groupes sur un marché fructueux ; celui de produits bons marchés pour les classes moyennes et les pauvres des pays émergents ? C’est ce qu’on pourrait penser en lisant la galerie d’interviews qui émaille le livre Juggad, tous des dirigeants de grandes entre- prises en quête de nouveaux marchés (Renault, Larfage, Seimiens) : on est loin des innovateurs schumpétériens qui bricolent dans leur garages les innovations frugales de demain.


3 commentaires »

  1. Martha zuber dit :

    Et le Palais du Facteur Cheval? Je l’ai visité en juillet! Incroyable! Et le moulin d’un certain Willy? Et….et…et!

  2. Jane dit :

    Ben, OUI, c’est toujours ainsi : les tenants de la soit-disant EXCELLENCE, et dans tous les domaines (industrie, agriculture, éducation, soins de santé, dessins et montages…), parce qu’ils sont aveuglés par leurs diplômes qui font leur aura sinon leur compétence, ne peuvent pas accepter que d’autres intelligences fassent simplement ce qu’ils élaborent à grands frais de manière complexe. Votre article soulève la tragédie du savoir consacré, officialisé, décrété supérieur. Donc les pauvres cherchent à prendre leur revanche contre l’égoïsme des riches qui imposent leurs solutions ; c’est très réjouissant et très rassurant pour l’avenir des humbles.

  3. Bertrand dit :

    Merci pour cet article intéressant et cette évocation du Jugaad, une autre et belle posture pour trouver des solutions locales au problèmes globaux. Toutefois, je suis plus mitigé sur les liens à tisser avec le monde de l’entreprise et du management.
    Nous sommes confrontés aujourd’hui à de nouvelles formes d’organisation du travail qui, mâtinées d’un discours « Jugaado-compatible », ne pensent plus la complexité et ne conduisent qu’à des changements cantonnés aux seules mini-innovations.
    Le « pas à pas » (le « local ») peut très bien devenir une dictature, notamment lorsqu’il est invoqué pour améliorer un processus de travail sans mettre à disposition des équipes les moyens de le faire (améliorer sans que cela ne coûte un euro).

    Sur l’idée « Jugaad » : oui ! Sur sa transposition systématique dans nos actes de tous les jours : non ! Le complexe existe, il nécessite de l’intelligence et des moyens pour être appréhendé.

    Cordialement,
    Bertrand J

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