Expédition en monde inconnu

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Le 27 janvier 2011 par Jean-François Dortier

Aussi exotique qu’une excursion dans une tribu amazonienne, aussi mystérieux que l’intérieur d’un temple shintoïste, j’ai vécu une expérience étrange : une séance de SPA.

Parmi mes cadeaux de Noël, il y avait, au pied du sapin, une séance de SPA, offerte par un gentil Père Noël (ma fille Marie, la deuxième femme de ma vie). J’avais laissé entendre il y a quelques semaines que l’expérience me tentait. Le message est passé. Le moment est donc venu de me lancer. Mais avec un fort sentiment d’incongruité. JF Dortier dans un SPA, c’est un peu comme une autruche dans un kiosque à journaux : on sent que ce n’est pas sa place.

Le SPA est à trois pas de notre maison et j’y passe presque tous les jours devant pour aller au travail, mais je n’avais jamais les pieds dans un endroit pareil. SPA : qu’est ce que cela veut dire, d’abord ? Renseignement pris, SPA signifie Sanitas per aqua : la santé par l’eau. C’est donc un nom générique qui peut aussi bien désigner un Sauna, hammam ou des thermes. Celui qui est à côté de chez moi est un lieu de bien être où on vous propose des massages, bains et divers soin du corps.

Mon cadeau correspond à une formule Yowi un « modelage du visage déstressant » de 30 minutes. Jusque ce qu’il faut pour une première initiation.

J’ai quand même demandé à Mc de m’accompagner, pour m’aider à surmonter mon appréhension, mêlée à un fort sentiment de ridicule, le tout fondu dans une dose curiosité et d’amusement.

Le jeune type de l’accueil a chercher à me rassurer. « Mon père aussi avait une appréhension. Et maintenant, il vient tous les mois ».

La comparaison avec son père me fait moyennement plaisir…

Sur ce, il nous tend à chacun un paquet contenant un peignoir de bain et une paire de tongues en plastique. « Vous allez vous déshabiller en cabine. Monsieur vous gardez votre slip et madame vous trouverez un string en papier à l’intérieur du sac. Puis vous installez-vous dans le salon d’attente, on va venir vous chercher. » Aïe, je n’ai pas vraiment prévu cela! je viens pour un massage du visage, est ce vraiment nécessaire de me déshabiller ? Il me faut quand même m’exécuter si je ne veux pas avoir l’air trop ringard (ce que subodore mon hôte).

Me voilà donc quelques minutes plus tard, enfoncé dans un grand canapé , emmitouflé dans un peignoir gris, tongues au pieds. Autour, s’étale tout le kit du bien-être : lumière tamisée, plante verte, coussins, quelques bougies et sur table basse une pile de magazines féminins (Voici, Glamour et Gala). Bref, le paradis sur terre en miniature  (Mais comment se fait-il que j’ai envi de partir en courant ?)

Une jeune femme vient me chercher. Elle s’appelle Alice, une charmante brunette de 25 ans environ, avec un accent du midi.

Elle m’amène dans la petite salle de massage : où nous sommes entourés de pots, serviettes, un buste de bouddha, une odeur de parfum. Alice m’offre un thé et m’explique comment les choses vont se passer. Ces explications sont assez approximatives. « A côté il y a une salle sur le thème du sud, avec une ambiance océan, et lagon, vous voyez ? Il  y a aussi une salle orientale, avec de l’encens et des coussins rouges, en rapport avec l’ambiance de là-bas, vous voyez ? Vous êtes ici dans la cabine asiatique, en rapport avec tout ce qui est bouddhisme, yoga, zen, enfin vous voyez… »

– Heu, oui, je vois… (Par charité, je le lui demande pas de précision pour savoir si le bouddhisme est celui du petit ou grand véhicule, theravada ou mahayana?).

Elle reprend « Je vais donc vous faire un massage du visage, avec la Gamacha (où un truc de ce genre). « Cette crème est spécialement fabriquée par des spécialistes en Australie » (je hausse les sourcils et je hoche la tête pour montrer mon intérêt mêlé d’admiration). « Ce produit existe également en bain douche, en lotion capillaire, mais aussi tout pour tout ce qui est douleur, ou pour le sport » (cette fille est un spot publicitaire vivant, elle doit toucher une commission sur les ventes).

La petite pièce diffuse une douce lumière, en arrière fond musical de style « musique planante asiatico-néo-traditionnelle-new-age-qui-fait-trop-du-bien-quand-on-l’écoute ».

– Bien maintenant, nous allons passer au massage, si vous voulez bien enlever votre peignoir et vous allonger.

Quoi? Enlever mon peignoir et me retrouver en slip devant cette jeune femme ? Mais je n’avais pas prévu cela ?  Elle voit mon embarras. Ce n’est qu’un soin du visage ?

« Il faut enlever le peignoir pour passer aussi la crème sur les épaules. Mais si cela vous gène vous pouvez le garder. »

–  Non, non, je comprends.

Le problème est que je n’avais pas du tout prévu cela. J’aurais du prendre une douche avant de venir ! Je rentre donc mon ventre et bombe le torse avant d’enlever le peignoir (aussi assuré qu’une jeune vierge qui monte dans le lit nuptial).

Aussitôt me défile dans la tête tout ce qui peut passer dans la tête d’un quinquagénaire grisonnant allongé en slip sur un table de massage et qui s’apprête à se faire masser par une jeune femme de trente ans de moins que lui. A savoir et dans le désordre.

1. Je suis devenu vieux et moche et ça se voit.

2. Je dois sentir mauvais. Et ça se sent.

3. J’aurais dû me couper les ongles de pieds

4. J’espère que je ne vais pas avoir d’érection.

5. Elle est gentille, mais qu’est ce qu’elle a l’air gourde !

6. Qu’est ce que je fous là ? Si les salariés me voyaient.

7. Allez calme toi, tu es là pour la détente, le bien-être, le zen, …

Alice commence par étalier la crème sur le visage. C’est parti pour une demi-heure. L’effet est immédiat. Les muscles se relâchent, je respire à fond. Je ne sais pas ce qui passe dans le cerveau. Mais c’est d’une efficacité redoutable. Qu’est ce que c’est bien. Je sombre en quelques minutes dans une douce quiétude.

Quelque part sous le crâne, la dopamine se répand dans le cerveau. Je me sens fondre.

Le fantôme de Kant réapparaît

C’est alors qu’il m’est venu subitement une idée relative à Kant. Oui Kant. J’avais délaissé la lecture du difficile chapitre sur le schématisme dans la Critique de la raison pure pour venir au SPA. Mais le spectre de Kant resurgissait tout à coup dans cet endroit inattendu.

Kant a compris ceci de fondamental sur la connaissance. La perception du monde est faite d’une partie « sensible » qui relève des impressions visuelles, tactiles, gustatives, etc.. Par exemple le massage me fait ressentir en ce moment, une doux mouvement sur le visage qui provoque une onde de plaisir qui se propage jusqu’au cerveau. C’est une impression sans forme. Mais pour reconnaître les choses qui nous entourent, il faut interpréter ces impressions,leur donner sens.  Et pour cela, il faut relier les impressions à des concepts et représentations qui leur son associés. Par exemple, je ressens une pression sur mon visage, mais je « sais » qu’il s’agit des doigts d’Alice (puisque j’ai les yeux fermés).Cette connaissance (les mains d’Alice) relève de la mobilisation mentale de toute une série de concepts généraux (les doigts, les mains, les humains, le SPA..).  Entre la sensation et la connaissance (ou la cognition comme on dirait aujourd’hui), il y a une étape intermédiaire que Kant appelle « schématisation ».

Cette schématisation est nécessaire à la reconnaissance des choses. Je suis entouré d’objets aux formes simples : le bol sur cette table, le pot cylindrique qui contient la crème miracle, la tête de bouddha sur le meuble, etc. Pour reconnaître ces objets, il me faut inscrire ces couleurs et formes recueillies parles sens des formes connues qui relèvent de mon « entendement » dit Kant. Prenons l’exemple d’une assiette ronde, écrit Kant (tiens c’est sans doute cette soucoupe noire sur la meuble qui m’a fait pensée à l’assiette de Kant et a fait réapparaître son fantôme). La forme de l’assiette, comme de la lune, l’iris d’un oeil, sont des cercles. La catégorie « cercle » est un schéma de perception. La construction de ces schémas de perception comme le cercle sont reliés à des schèmes des bases et des formes plus élaborés (comme la forme de la main).  Si la notion de schème, schéma, schématisation est ce qu’il y a de plus fondamentale dans sa théorie kantienne de la connaissance.

Je songe qu’il faudrait que j’expose quelque part sa théorie du schématisme pour remonter le fil jusqu’aux théories actuelles de la perception (en sciences cognitives). Je voudrais montrer combien cette idée est moderne et fondamentale. Le schéma de Kant est à relier avec la théorie de la forme en psychologie, la théorie des essences en phénoménologie, avec les notions de prototype en sciences cognitives. C’est à mon avis un…

– Ça va monsieur ? Alice a interrompu le cours de mes pensées.

– Oui, très bien merci. Et où avez-vous appris à faire cela ?

– Nous avons eu une formation complète de six mois où on a appris toutes les techniques de massages : rapport à l’Orient, à l’Asie et à tout ça.

– En six mois ! c’est prodigieux. Et moi qui pensait que vous étiez parti plusieurs années dans les montagnes de l’Himalaya auprès d’une grand gourou qui vous a enseigné les techniques ancestrales ?

Alice répond,  imperturbable : Non, toutes les filles ici on a été formé à Paris dans le même stage. (Bon, laisse tomber tes blagues JF. Ça ne passera pas. Contente-toi de te faire bercer).

J’essaie de replonger dans Kant (« Voyons où en étais-je ? Ah oui, le schématisme… ») mais déjà, la séance prend fin.

– Voilà, c’est terminé monsieur. Ça vous a plu?

– Oui, je ne pensais pas que ça passerait si vite.

– La prochaine fois, prenez une heure, il faut bien ça. (Alice ne perd pas son sens du commerce).

Je sors de ma douce quiétude. Détendu. Tout chose.

A la sortie, Mc m’attend. elle est déjà sortie de sa séance.

– Alors ?

–  Inoubliable !  Apaisant, relaxant! transcendant !  Je n’ai qu’une envie…

– Recommencer ?

– Non, aller raconter ça sur mon blog.


1 commentaire »

  1. Bondu dit :

    Excellant billet. Je me suis pas mal reconnu à travers votre texte.

    Cdt
    Jerome

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