crise = mutation ?

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Le 11 décembre 2012 par Jean-François Dortier

En soirée, si vous voulez faire l’intelligent, dites d’un ton sentencieux: « la crise n’est pas une crise, c’est une mutation ». Vous ne courrez aucun risque en donnant à coup sûr l’illusion de dire quelque chose d’important.

Ces derniers temps, je l’ai beaucoup entendu. L’autre jour , dans  la Grande librairie, (l’excellente émision littéraire de Busnel sur France 5) : Jean-Claude Guillebaud s’agaçait contre ceux qui « mentent »  aux français en leur parlant de crise alors que nous vivons une « grande Mutation ». Quelques jours auparavant, c’est le consultant Pierre-Eric Sutter qui proclamait « la crise est finie, vive la mutation ».  Et le président Hollande a lui aussi chanté ce refrain lors de sa conférence de presse, le 13 novembre dernier.

La crise ne serait donc pas une crise mais une mutation.

Qu’est ce que cela veut dire au juste ? En fait, pas grand chose. La formule sonne bien. Elle est rassurante, mais elle consiste à remplacer un mot vague – la crise – par un autre mot tout aussi nébuleux – la « mutation », mais à connotation plus positive.

« Même pas faux ! » comme aurait dit le physicien  Wofgang Pauli.

L’idée suggère qu’après la crise, le monde aura changé et que plus rien ne sera comme avant. Et plutôt que se lamenter sur la crise et d’attendre la sortie du tunnel, on ferait mieux de préparer activement l’avenir. Un monde ancien craque et meurt pour laisser place à un nouveau. Et ce que l’on appelle la crise ne serait donc qu’un douloureux accouchement…

Essayons de voir ce qui se cache derrière cette idée.

La vision de la crise comme mutation renvoie implicitement à deux modèles de changement.

• L’innovation comme « destruction créatrice ». C’est le modèle de l’innovation de Joseph Schumpeter où le neuf remplace l’ancien : cela vaut pour les techniques, les espèces vivantes, les idées, les modes, etc.  Au fond, cela correspond au schéma darwinien de l’évolution. Une espèce n’est plus adaptée à un environnent: elle donc disparaître ou muter. Ainsi va la vie : des plantes, des animaux, des techniques, des sociétés, des idées. Dans le schéma de Schumpeter, c’est l’innovation qui est première et élimine l’ancien. La formule la plus juste serait donc la « création destructrice », plutôt que l’inverse.

Sur le plan stratégique la mutation par «  destruction créatrice »  suppose d’innover pour s’adapter. Le message politique qui en résulte correspond à la stratégie de Lisbonne (pour les Etats), aux innovations de produits et d’organisation (pour les entreprises), aux adaptations des institutions. Tout se résume en un slogan : innover ou périr.

 • La mutation comme « grande transformation ». Il existe une autre conception de la crise/mutation comme « métamorphose » ou « grande transformation ». Ce modèle est inspiré de Hegel qui envisage le devenir à partir du dépassement de ses contradictions.  Ce schéma est celui de  « la Grande Transformation » de Karl Polanyi : le libéralisme du 19/20ème à provoqué tant de ravages, crises et turburlence et les sociétés ont réagit en se dotant d’Etats dirigistes pour réguler le système. La « grande transformation » des années 1930 c’est création d’un nouveau système social qui nait des contradictions du système ancien. Cette vision de la crise/mutation a été résumée par le poète Hölderlin (l’ami poète de Hegel) par la formule : « là où croit le danger, croit aussi ce qui sauve »). Cette vision est celle de la métamorphose telle que l’envisage Edgar Morin dans la Voie.

Sur le plan stratégique, la mutation par métamorphose suppose de réguler le système en développant ses antidotes : la  finance mondiale est déstabilisatrice ? il faut une régulation mondiale. La surconsommation crée des réactions salutaires : le mouvement « slow«  qui crée les bases d’un nouveau système, etc.

 

Scénarios de crises

Deux visions de la crise/mutation. Deux conclusions opposées. Dans un cas il faut participer à la course à l’innovation; dans l’autre, il faut créer des dispositifs protecteurs. L’un appelle par exemple un nouveau cycle de croissance, l’autre invite à contrôler le système. Nous y reviendrons. Mais laissons cette question pour l’instant.

L’histoire montre qu’il existe d’autres scénarios de sortie de crise qui n’aboutissent à aucune mutation.

• Le scénario des cycles. Il est des crises qui ne changent pratiquement rien. C’est le cas des crises cycliques (en économie, on les appelle cycles Juglar, Kitchin, Kondratieff) qui ne prévoient pas forcément une mutation du système. A l’échelle de l’histoire les grandes épidémies de pestes du Moyen –Age, n’ont pas abouti à la mutation du systèmes. Les crises financières à répétition de ces 25 dernières années n’ont ni abouti ni à la disparition ni à sa transformation. Tout change pour que rien ne change. C’est le scénario de l’éternel retour (Nietzsche).

• La disparition. Les cités Mayas sont entrées en crise au 9ème siècle de notre ère puis ont disparu de la scène de l’histoire. Leur crise n’était pas une mutation. Elle n’annonçait rien de nouveau. L’empire romain s’est disloqué puis désagrégé sans muté. Il en fut ainsi des empires babylonien, assyrien, hittite, perse, égyptien, Inca, Aztèque, Khmers, Gupta, etc. et bien d’autres encore. Ils sont ont tout simplement disparu de la scène de l’histoire. Les ammonites ou les dinosaures qui ont autrefois peuplé la terre ont été éliminé suite à de grandes extinctions qui n’étaient en rien des « destructions créatrices » Il en fut ainsi des mammouths et des néanderaliens. Il est des crises de « destruction destructrice ». Sans mutation.

Alors la crise actuelle, une mutation ?

Je n’ai fait ici que dessiner quatre scénarios de sortie de crises possibles :

–       La destruction créatrice (modèle Darwin – Schumpeter)

–       La métamorphose/transformation (modèle Hegel – Polany- Morin)

–       Le cycle de l’éternel retour (modèle Nietzsche – Kondratieff)

–       La crise extinction (modèle apocalytique)

L’histoire du vivant, comme l’histoire humaine, celle des économies propose aussi bien d’autres issues qui résultent de la combinaison des scénarios précédents.

Alors la crise : une mutation ?

 


2 commentaires »

  1. Didier M dit :

    J’étais allé écouter in vivo Guillebaud et Françoise Héritier. Elle vient de sortir « Le sel de la vie » (4éme meilleure vente des ouvrages de philo). Dénonçant le pessimisme germanopratin ( ça se passait dans les locaux de la revue XXI rue Jacob!) .Je n’ai pas tenu le coup et j’ai préféré partir avant de lui proposer d’envoyer son ouvrage sur toutes les bonnes raisons d’alimenter notre appétance à la vie aux ouvriers de Florange ou d’Aulnay-sous-Bois.

  2. Pikkendorff dit :

    Mutation, changement, transformation…des euphémismes pour une réalité que curieusement l’on veut se cacher.
    Rééquilibrage des rapports de puissance autour du globe,
    Apport de population exogène au sens civilisationnel par millions d’individus transforme profondément ntre pays et l’Europe.
    Quand la Finance a pris la main sur l’économie et le politique
    Quand la Langue est massacrée par les gens de lettres (politiques, journaliste…)
    Quand des centaines de milliers de jeunes gens sont éliminés par un système de formation inadapté
    Et enfin quand l’homme d’état a cédé le pas au personnel politique

    I worked around the world with some focus in Brasil & Turkey. And one thing is 100% accurate. The world is not desperate as Europe is, the world is living, building, creating….

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