Idées envolées et projets inachevés

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Le 1 décembre 2011 par Jean-François Dortier

Tous les matins au réveil, je commence la journée par rédiger mon « journal d’idées ». Ce journal d’idées, c’est un flot continu et torrentiel de brouillons où s’accumulent en vrac tous ce qui me passe par la tête : notes de lectures, idées d’articles, observations et tranches de vie quotidienne, grands et petits projets en cours. C’est mon chaudron intellectuel. Ce journal d’idées, je le tiens depuis… Combien de temps déjà ? 30 ans au moins ! Comme je suis un graphomane infatigable, cela représente des kilomètres de textes. Pour le seul mois de novembre 2011, l’indicateur de Word m’indique 235 000 caractères soit 3300 lignes, soit 500 mètres d’écriture. Cela représente six kilomètres de textes en une année. (Sachant qu’une page de livre, c’est 3 mètres de textes environ, faites vous-même le calcul…)

Des kilomètres de textes et d’idées inutiles si l’on considère qu’ils restent en secret, ne sont lus par personne, (même moi, je ne prends pas le temps de me relire). En plus du journal d’idées confiné dans les tréfonds du disque dur de l’ordinateur, il y a aussi les cahiers à spirales (marque « Conquérant, courverture bleue, 180 pages petit carreaux), les blocs-notes (couverture orange, format A5), des petits carnets (mes carnets fétiches Moleskine, offerts pour mes anniversaires, avec papier bible, couverture en faux cuir, et bande élastique).Il y a aussi des  feuilles volantes (pliées en quatre dans les poches et sur le bureau), les post-it et autres enveloppes et tickets de train où je consigne, recueille pieusement mes idées comme un entomologiste le ferait pour des insectes rares… Depuis quelques temps, j’enregistre même « mémos » sur l’iphone.

A quoi sert tout ce fatras d’idées ?

Oui cela mène-t-il ? Nulle part. Je rumine, reconfigure, mijote et réaménage toutes en rond dans mon bocal mental. Dans mes rêveries, les notes qui en résultent ne sont que des brouillons provisoires pour le jour où.. Où quoi ? Comme tous les intellos frustrés, je fantasme. Un jour, après ma mort, quelqu’un retrouvera dans une grande mâle d’un grenier toutes ces notes laissées en friche. Emerveillé par tant de savoirs, d’idées neuves, de théories lumineuses, il entreprendra de les retranscrire, les mettre au propre, les organiser en chapitres et les publier dans une série de livres aux couvertures cartonnées. Ma « Grande Oeuvre » apparaitra alors au grand jour. Et le monde sera ébahi. Et le monde sera émerveillé. Et le monde comprendra enfin ce qui se mijotait dans le cerveau de ce génie inconnu.

Voilà pour le fantasme. Quand je suis un peu plus lucide ou pragmatique, je me dis qu’il faudrait que je trouve le temps d’exploiter un peu mieux tout ce matériau en friche. Mettre en oeuvre ce projet d’anthropologie philosophique sur lequel j’ai noircis des milliers de pages. Mais est-ce possible, souhaitable, raisonnable ?

Ce matin, j’ai jeté une petit coup d’œil sur mes notes de ces dernières semaines pour voir ce que cela donne. Et j’ai eu le haut de cœur devant cet amoncellement : des graines d’idées desséchées, des brouillons informes, des embryons d’articles mort-nés, des fausses couches intellectuelles, de morceaux et de monceaux de notes inachevées,  des corps de théories abandonnées, des hypothèses informes en vrac, des projets de livres avortés, etc.

Certaines notes se réduisaient à quelques lignes ou paragraphes griffonnés à la hâte sur un carnet et désormais illisibles. D’autres brouillons ont acquis le stade de fœtus plus élaborés : avec un squelette (le plan), des ébauches de parties…

Commençons par établir la liste de mes dernières élucubrations intellectuelles, celle qui devraient me tenir à cœur, que j’aimerais  développer un jour. Voyons cela: pour le mois de  novembre 2011. J’ouvre le fichier (240 000 signes). Je lance l’impression, au fil des pages que crache l’imprimante, je commence à classer et organiser en piles,..

Mais au bout de deux heures, j’ai du l’abandonner la partie : à la lecture de ce fatras de spéculations innabouties, la tête me tournait et j’avais des haut le cœur. De toute façon, l’imprimante est tombée en panne d’encre.

Je me suis retrouvé avec une pile de feuillets et une liste inachevé.  Cela donnait quelque chose du genre :

Liste des idées de novembre 2011.

Anatomie du désir (en 4 dimensions avec schéma).  3 pages.

Etre Hégélien au 21ème siècle. (2 pages et demi).

Le désir d’enfant. Les 4 théories (pression sociale, choix libre, inconscient et instinct). Forces, limites et conclusions provisoires. (14 pages).

• Morphogenèse du social. Théorie du tissu social, typologie des formes et morphogenèse. (5 pages).

• Aux origines du pouvoir. Les trois piliers du pouvoir : la force, maîtrise des ressources + Le troisième pilier : la légitimité (ou l’art de marquer les esprits et imposer le respect. (6 pages).

•  Le dressage des humains. Mc et la petite margot… (1 page).

• Comment distinguer un arbre d’un arbuste : la méthode des idéaux-type et l’art de découper une réalité continue en tranches. (1 page et demi).

• L’imagination est le « propre de l’homme ». (3 pages). Pour article dans Sciences Humaines.

• Petit repas entre amis. Où il est question de cous-cous, de mort,  de guerres et maladies incurables (1 page).

• Vies et morts des Etats (Plan détaillé en 2 pages).

• Théorie de la cougar. De Demi Moore, Le liseur, etc. (une page et demi).

• Comment gouverner des structures molles ? (1 page).

• Le renouveau de l’anthropologie philosophique (1 page).

• 10 questions sur la nature humaine. L’être humain comme animal social imaginatif (27  pages)

• L’hypothèse de la fille tueuse (1/2 page).

• Surmoi et sous toi… (trois paragraphes)

• Bilan d’étapes : Et si je laissais tout tomber ? (deux lignes)

• Auto-organisation et cake au raisin (une page et 1/2).

• Maternité. Le cas Nadège. Enquête sur une jeune mère. (1 page).

• Pourquoi l’homme des cavernes n’a jamais vécu dans les cavernes. (2 pages)

• Mon nouvel art du management (3 pages)

• Du mode d’existence des choses (métaphysique des êtres idéels : l’exemple de la musique.

• D’où viennent les institutions : une énigme sociologique. (7/8 pages).

Comment sortir des labyrinthes conceptuels ou « le problème du Prisonnier ». (2 pages)

• Pour un développement intellectuel durable. biodiversité culturelle et décroissance théorique. Slow science et simplexité volontaire. Surcharge cognitive et obésité cérébrale. Retour aux sources et recyclage théorique. Projet pour S.H.

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En relisant la liste de tant de projets morts-nés, j’oscille entre la déception, le sentiment de ridicule et l’abattement. Toutes ces idées m’ont excitées sur le moment et je viens de comprendre, dans un rare éclair de lucidité, que je ne parviendrais pas à bout… Et combien d’autres encore dans le disque dure, les carnets de notes, les dossiers empilés dans les placards, sur le sol de mon bureau…

Je suis redescendu dans la cuisine me resservir un café.

En montant les marches de l’escalier, c’est alors qu’a germée l’idée.

Et si j’écrivais un livre sur les « projets inachevés » ? Mais oui, bien sûr : voilà la nouvelle idée ! Plutôt que je vouloir tout reprendre et développer – tâche trop monumentale – pourquoi ne pas faire un état des lieux des projets inaboutis. La partie immergée de l’iceberg. En gros, les trois quarts de nos ruminations mentales.

Je suis remonté dans mon bureau presqu’en courant, une tasse de café à la main. Et du coup, en secouant la tasse est partie s’est renversée sur les marches d’escalier et sur mon pantalon. « Ah M…! ».

Qu’importe ! Vite :  un stylo, un carnet. A moi, les idées ! A moi, le beau projet !  Ça crépite de nouveau….

Voilà, le livre est déjà en train de germer en tête, les bourgeons explosent, les tiges poussent.  Je griffonne à la hâte, fiévreusement.  Je vois déjà les grandes parties se former. Ce sera un livre sur l’imagination quotidienne et la myriade de rêves, programmes et désirs secrets et que l’on laisse filer. Les projets que l’on entame, que l’on remet à demain, que l’on abandonne,  qu’on regrette, qu’on se promet de reprendre… Bientôt, plus tard, quand je serais grand.

C’est promis, j’attaque la rédaction dès demain. Où ce soir. En attendant, j’ouvre un nouveau dossier et je note en titre : « Projet de livres sur les projets inachevés ».

Et je l’ai posé sur le sommet de la pile…


1 commentaire »

  1. Nadia dit :

    Jean-François, reviens …. ! Sciences Humaines a besoin de toi

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