L’art du travail intellectuel

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Le 5 octobre 2012 par Jean-François Dortier

En 1951, le philosophe Jean Guitton (1901-1999) publiait Le Travail intellectuel, un petit livre dans lequel il prodigue ses conseils, simples et directs, à « ceux qui étudient et à ceux qui écrivent ».

Tout commence par un curieux hymne au dépouillement intellectuel. L’auteur raconte que durant la Seconde Guerre mondiale, qu’il a passée prisonnier dans un camp, il fut longtemps privé de livres. Or, loin d’être un handicap, ce fut pour lui un avantage ! Quand on est entouré de trop de livres ou de journaux, on se disperse, alors qu’une certaine frugalité intellectuelle a ses vertus : « Notre civilisation sursaturée deconnaissances et de moyens de savoir offre tant de masques et de faux appuis que l’homme ne sait plus ce qu’il sait et ce qu’il ignore. » Cet hymne à une simplicité volontaire appliquée au domaine de l’esprit a de quoi surprendre de la part d’un homme de culture et auteur prolixe. Mais elle sonne étonnamment juste à une époque de surabondance informationnelle. « Trop d’information tue l’information », dit-on : J. Guitton anticipe et soutient après Montaigne qu’une tête trop pleine finit par obscurcir la pensée.

Un peu plus loin, J. Guitton prend un autre chemin inattendu : il suggère de regarder travailler les autres – ouvriers, artisans, artistes ou militaires. Chaque profession a développé des aptitudes propres susceptibles d’être utiles dans un domaine de l’esprit. Ainsi l’« homme de guerre » doit livrer bataille, combattre, se préparer à la souffrance et même au pire ; il doit s’entraîner, préparer ses plans de bataille avec méthode, mais doit aussi intégrer l’inattendu. Mais l’alliance d’un entraînement rigoureux et l’acceptation de l’imprévu ne devrait-elle pas autant valoir pour le monde de l’esprit que pour l’art du combat ?

Une erreur à ne plus jamais commettre

Plus loin encore, J. Guitton raconte son expérience de jeune professeur. Au lieu de raturer les copies au stylo rouge, il signalait à chaque élève deux points principaux. Il montrait d’abord une erreur, une seule, mais que l’élève ne devait plus jamais commettre !

« Je prenais l’élève à part pour lui enseigner la règle violée et je ne permettais guère qu’elle le fût encore. » Mais il encadrait aussi un passage que l’élève avait bien réussi en l’encourageant à exploiter cette bonne voie afin « qu’il prenne conscience de son pouvoir et qu’il sache s’imiter lui-même dans les meilleurs moments ».

Sur l’art de s’organiser, J. Guitton, invite l’étudiant à distinguer trois périodes dans son emploi du temps : la préparation, l’exécution et le repos. La tendance courante est de mélanger ces temps. Or le temps de l’effort, du travail intensif et productif est limité (« le temps du vrai travail est court »). Traîner et travailler longtemps sur une même tâche est mauvais signe. Le brouillage des temps rend le travail peu efficace, favorise la dispersion et la flânerie. J. Guitton présente à sa manière la loi des « 20/80 » qui veut que le temps de travail vraiment efficace ne dure que 20 % du temps (pendant lequel on fait 80 % du travail). Une fois cette séquence de travail intensif passée, il faut savoir se reposer.

Cette « règle d’or » du travail intellectuel peut se traduire ainsi : «  Ne tolère ni de demi-travail ni de demi-repos. Donne-toi tout entier ou détends-toi absolument. Qu’il n’y ait jamais en toi de mélange des genres. »

Ce moment de travail intense et exclusif, il faut savoir le choisir, il doit être annexé : ce sont ces « heures royales de la journée » où l’on est au mieux de sa forme. Ici J. Guitton fait de la chronobiologie avant l’heure.

La préparation des lieux est également déterminante. Il faut se construire un « nid de travail », veiller à ce qu’il ne soit pas trop encombré : un bureau où tout s’accumule est un signe de dispersion et de manque de rigueur dans la gestion de son travail.

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La leçon d’écriture de Jean Guitton

Auteur d’une œuvre abondante (une soixantaine de livres à son actif), Jean Guitton sait de quoi il parle quand il donne 
ses conseils d’écriture.

Tout commence avec la prise de notes, la molécule de base de tout texte. Prendre des notes, c’est là que commence l’écriture. Une note exprime une idée, un fait ou une expression qui surgit au fil de nos observations, nos lectures. Pour être utile, cette note doit respecter une règle : la lisibilité. Une note n’est pas une simple formule grossière crayonnée à la hâte. Elle qui est faite de phrases construites et pourrait être relue et comprise par un autre. À ce titre, la note suppose la précision de l’idée et la clarté de l’expression. Ces qualités permettront une réexploitation ultérieure. J. Guitton suggère ensuite de transformer ses notes en fiches, puis de classer ses fiches autour de thèmes (J. Guitton qui écrivait à une époque sans ordinateur). Les notes vont servir à construire des paragraphes, qui sont les briques de l’œuvre. J. Guitton propose donc une petite « théorie du paragraphe » fondée sur les principes suivants. Un paragraphe est une unité de sens (de 15 à 25 lignes) correspondant à une idée, un récit ou un fait. Écrire, c’est donc toujours écrire des paragraphes, organisés autour d’une idée unique. « L’esprit est volage. (…) Pour se faire comprendre, il faut donc décomposer, ne dire qu’une chose à la fois. » Mieux, il ne faut pas hésiter à se répéter et, pour enfoncer le clou, annoncer l’idée, l’exposer, puis à la rappeler. Autrement dit, « on dit qu’on va le dire, on le dit et on dit qu’on l’a dit. »

La vertu des modèles

Concernant le plan général, J. Guitton n’est pas un partisan des découpages tracés d’avance selon un ordre logique (son livre en est le témoignage).

Tous les auteurs – d’essais, de thèses, de roman – le savent : le plan est toujours un casse-tête. Car ni la réalité, ni nos idées n’épousent parfaitement un ordre rigoureux. Le plan aide donc à structurer la lecture, pas à refléter le réel ou l’ordre de ses propres idées. Il faut en prendre son parti et se résoudre à faire un choix parmi d’autres car il y a toujours mille plans possibles et aucun n’est idéal. Au plan bien structuré, J. Guitton préfère donc un « axe », un fil directeur exprimant la dynamique d’une pensée.

Pour la forme comme pour le style, J. Guitton croit en la vertu des modèles. Il cite à ce propos Stendhal qui, paraît-il, composait 
ses livres en partant d’une histoire déjà écrite et en y insérant ses propres développements. Une forme de plagiat ? Le reproche a été fait à Stendhal. Mais J. Guitton réfute l’accusation. « Cette observation paraîtrait méchante si le lecteur cédait à l’hypocrisie commune, qui veut qu’un ouvrage de l’esprit n’emprunte pas. Mais nous savons assez que l’œuvre d’art est souvent une habile transposition, enrichie de plusieurs différences où le génie a mis sa marque. ».


2 commentaires »

  1. Jane dit :

    Vive J. Guitton ! qui théorise ce que des enseignants de français lettres pratiquent dans les ateliers d’écriture personnelle en classe de collège depuis longtemps : modèle littéraire à imiter, collecte des idées et mise en commun, rchoix de chaque éleve et rédaction marquant une touche personnelle qui fait devenir « auteur en herbe »… et vive vous qui établissez des ponts entre les théoriciens et les praticiens !

  2. Jacques Van Rillaer dit :

    Pavlov aurait dit :
    «Si vous voulez de nouvelles idées, lisez de vieux livres; si vous voulez des idées anciennes, lisez de nouveaux livres»
    (source : http://codingconduct.tumblr.com/post/481333839/if-you-want-new-ideas-read-old-books-if-you-want)

    Le livre de Guitton est un bel exemple.
    Toutefois, l’analyse expérimentale du comportement permet un pas de plus. Skinner a fait des observations sur l’étude et l’écriture qui m’ont tout particulièrement aidées. Vous pouvez les trouver sur un document (pp. 5 à 8) via ce lien:

    http://icampus.uclouvain.be/claroline/backends/download.php?url=L1JlYWdpcl9hdV9yZWpldC5wZGY%3D&cidReset=true&cidReq=EDPH2277

    En vous souhaitant, à l’occasion de cette lecture, une bonne rencontre avec le plus grand nom de la psychologie scientifique du XXe siècle, encore souvent cité, mais quasi plus jamais lu dans le texte.

    Jacques Van Rillaer
    Professeur de psychologie émérite à l’université de Louvain.

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