Jacques Lacan sans peine

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Le 10 septembre 2011 par Jean-François Dortier

Le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) est mort il y a trente ans. A l’occasion de cet anniversaire, les publications pullulent : Elisabeth Roudinesco (Lacan, envers et contre tout, (Seuil), Jacques-alain Miller (Vie de Lacan, Seuil). On publie également  le  Séminaire XIX, un recueil d’entretiens (je parle aux murs, Seuil), sans parler d’une production soutenue d’ouvrages récents  comme Z. Zizek, Tout ce que vous avez savoir sur Lacan sans oser le demander à Hitchcock…) et à venir.

Le jour anniversaire de sa mort, une lecture publique des textes de Lacan était organisée  dans les locaux de l’École normale supérieure, rue d’Ulm, « d’où Lacan, fervent gaulliste, avait été chassé avec fracas dans le sillage de mai 68 », note Le Point. A cette occasion, les lacaniens, divisés en tribu, clans et familles rivales avaient promis, paraît-il de se réconcilier. C’est mal parti :  une polémique farouche a été déclenchée en la biographe E. Roudinesco et Judith Miller, la fille, qui a décidé de lui faire la peau !

Pour ceux qui souhaiteraient découvrir la pensée du « Maître »,  je vous propose une petite introduction à la pensée de Jacques Lacan, publié  naguère sans Sciences humaines par mon ami Achille Weinberg. Vous pouvez lire aussi « Qui sont les lacaniens » de Sarah Chiche paru dans Le Cercle psy, n°1.

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Lacan, la diva du divan

Étourdissant génie ou charlatan nébuleux, Jacques Lacan, le plus célèbre psychanalyste français, a suscité les réactions les plus extrêmes. Sa tentative de marier freudisme et structuralisme s’est exprimée dans une œuvre aussi foisonnante que difficile.

« Le nom-du-père est le signifiant qui dans l’autre en tant que lieu du signifiant est le signifiant de l’autre en tant que lieu de la loi » (Lacan, Écrits).

La lecture des textes de Jacques Lacan (1901-1981) ne peut que laisser perplexe le néophyte. Une écriture maniérée, des formules énigmatiques, des jeux de mots, parfois quelques formules mathématiques… C’est à une quête quasi initiatique que doit se livrer le lecteur des Écrits et des Séminaires. Avec une incertitude : le jeu en vaut-il la chandelle ? Existe-t-il derrière cette prose baroque et obscure une construction théorique solide et intelligible ?

Le projet de Lacan, c’est d’abord la tentative – plusieurs fois remaniée – de faire du freudisme une théorie scientifique de l’inconscient. Lacan n’a rien écrit à propos des centaines de patients qu’il a eus en cure (on pourrait dire que de ses patients, il n’en a cure…). Ses principales sources d’inspiration se trouvent dans la philosophie, la linguistique et les mathématiques. Et, bien sûr, dans l’incessante relecture de Sigmund Freud. Il s’inspire de la philosophie (Georg Hegel et Martin Heidegger) pour construire une sorte de « métaphysique » de l’homme comme « sujet désirant », mû par un «manque-à-être ». Il voudrait aussi transposer au domaine de l’inconscient la méthode linguistique structurale, comme Claude Lévi-Strauss l’a fait pour l’anthropologie.

Cette quête est marquée par trois étapes, qui forment les trois piliers du lacanisme.

1.  Le réel, l’imaginaire et le symbolique.

Après sa thèse, La Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), la première intervention notable de Lacan est sa conférence de 1936, intitulée « Le stade du miroir », qui est sa première contribution novatrice. Lacan a emprunté l’idée à Henri Wallon, en lui donnant une autre signification. Le stade du miroir désigne la période – entre 6 et 18 mois – où l’enfant prend conscience de sa propre identité. Cette période marque l’accès à la fonction symbolique.

La fonction symbolique (S) est la capacité à élaborer l’ imaginaire individuel – fait d’images morcelées, de sentiments désordonnés – via le langage. À partir de cette dichotomie, Lacan élaborera son célèbre triptyque « réel, symbolique, imaginaire ». Converti au structuralisme vers 1953. C’est à cette date qu’il introduit le célèbre triptyque « réel, symbolique, imaginaire », qui sera un désormais un des piliers de sa pensée. Le réel est inconnaissable (par exemple, personne ne sait qui est vraiment mon père). L’imaginaire représente l’ensemble des images chaotiques individuelles (mon père imaginaire est l’image fantasmatique du père que je porte en moi). Le symbolique est l’imaginaire institué et codifié par la société (le père symbolique, c’est la figure de la loi et de l’autorité. Enfin, ça l’était du temps de Lacan).

2. L’inconscient est structuré comme un langage

• À partir des années 1950, Lacan va chercher à importer le structuralisme dans l’étude de l’inconscient, ainsi que son ami Lévi-Strauss l’a fait quelques années plus tôt pour l’anthropologie. La synthèse lacanienne entre structuralisme et freudisme tient en une formule célèbre : « L’inconscient est structuré comme un langage. »

Qu’est-ce que cela signifie ? Pour Ferdinand de Saussure, père de la linguistique structurale, le langage est un ensemble de signes divisés en un signifiant (le support acoustique du signe) et un signifié (le concept dont est porteur le signe). Lacan transpose cette idée d’une structure du langage à une structure de l’inconscient faite de signes associés entre eux. L’inconscient est conçu comme « une chaîne de signifiants ». Ainsi, dans l’inconscient, le père réel prend la forme d’un concept très général, « père », qui peut être lié, par le jeu des associations entre signifiants et signifié, au « phallus » ou « nom-du-père ». Car ce n‘est pas le père réel qui compte pour l’inconscient, c’est le symbole général de toute paternité qui renvoie non seulement au phallus, mais aussi à l’interdit, à la loi, etc.

Le jeu des métaphores et des métonymies autorise de tels déplacements de sens effectués dans l’inconscient. Ces correspondances sont sans fin, et donnent évidemment crédit aux nombreux jeux de mots plus ou moins subtils (la « père-version », le « père-sévère ») dont Lacan est friand. Ceux-ci ne seraient pas des jeux gratuits de l’esprit, mais renverraient à des significations inconscientes plus profondes. Résultat : l’inconscient, « ça parle ».

3. Mathématiques, métaphores,  jeux de mots…

La tentative de Lacan pour construire une véritable « algèbre » de l’inconscient prendra une nouvelle forme au début des années 1970. Féru de mathématique et de topologie, il tente de construire une sorte de modélisation mathématique des instances psychiques. Il introduit des concepts comme ceux de « mathème » (sur le modèle des mythèmes de Lévi-Strauss) puis de « nœuds borroméens » (ensemble de trois cercles noués entre eux, de sorte que la coupure de l’un sépare les deux autres)…

Cela donne un mélange curieux entre topologie, psychanalyse et linguistique – le tout servi dans une langue de plus en plus métaphorique et autoréférentielle. Tel est le lacanisme des années 1970.

Les propos des Séminaires ne furent jamais limpides. Au fil du temps, ils deviendront de plus en plus obscurs et insondables, laissant au commentateur un espace d’interprétation sans limite…

Le temps du  gourou

Lacan s’est imposé comme la figure principale de la psychanalyse française d’après-guerre. En 1964, après la scission du mouvement psychanalyste français, il crée l’École freudienne de Paris, qui deviendra, jusqu’à sa dissolution en 1980, le principal lieu d’élaboration du lacanisme.

Lacan était un personnage baroque et flamboyant. Mondain, joueur, séducteur, avide de gloire et d’argent, il s’est imposé comme un maître à penser, qui a subjugué tout un aréopage d’intellectuels et une véritable cour d’adeptes. Le lacanisme a pu ressembler à une secte rassemblée autour d’un gourou. Lacan, sur la fin de sa vie, pratiquait auprès de certains patients des séances courtes (parfois trois minutes à peine).

À partir des années 1980, le lacanisme va se séparer en une multitude de chapelles et sous-groupes qui vont se disputer sur l’interprétation de la pensée du maître.


7 commentaires »

  1. Chapouthier dit :

    Les jeux de mots lacaniens (par exemple « père-sévère ») n’ont de pertinence que dans une langue donnée (ici le français), ce qui en limite singulièrement la portée philosophique générale. Faut -il croire que l’inconscient des Allemands ou des Anglais soit si différent du nôtre ?

  2. gabriel dit :

    je ne comprends pas grand’chose de lacan … je me demande si le charisme du « gourou » n »était pas la veritable puissance du discours…

  3. Van Rillaer, Jacques dit :

    Jean-François Dortier, très généralement bien informé, sous-estime la brièveté des séances de cure lacanienne. Certains analysants n’enlevaient même pas leur manteau et avait à peine le temps de dire trois ou quatre mots. Pour un exposé de cette question et d’autres particularités du style lacanien, voir l’article paru dans « Science et pseudo-sciences » et mis récemment sur le site de cette revue à la page: http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1553

  4. Van Rillaer, Jacques dit :

    gabriel a dit le 16-9-2011 : je ne comprends pas grand-chose de Lacan … je me demande si le charisme du « gourou » n’était pas la véritable puissance du discours…

    Faut pas être gêné de dire qu’on n’y comprend pas grand-chose.
    L’illustre Claude Lévy-Strauss n’est allé qu’une seule fois au séminaire de Lacan.
    Voici son souvenir :

    « J’ai vu fonctionner pas mal de chamans dans des sociétés exotiques, et je retrouvais là une sorte d’équivalent de la puissance chamanistique. J’avoue franchement que, moi-même l’écoutant, au fond je ne comprenais pas. Et je me trouvais au milieu d’un public qui, lui, semblait comprendre. Une des réflexions que je me suis faite à cette occasion concernait la notion même de compréhension : n’avait-elle pas évolué avec le passage des générations ? Quand ces gens pensent qu’ils comprennent, veulent-ils dire exactement la même chose que moi quand je dis que je comprends ? Mon sentiment était que ce n’était pas uniquement par ce qu’il disait qu’il agissait sur l’auditoire, mais aussi par une autre chose, extraordinairement difficile à définir, impondérable — sa personne, sa présence, le timbre de sa voix, l’art avec lequel il le maniait. » (Entretien de Claude Lévy-Strauss avec Judith Miller et Alain Grosrichard. L’Ane. Le magazine freudien, 1986, n° 20, p. 28).

  5. NIZAN dit :

    On sait comme Levy Strauss s’est trompé aussi!

  6. olfajaki dit :

    le jeux de mot n’est pas limité à la langue mais il tire sa force de son aspect « symbolique » et ses « représentations » chez un groupe d’individu, donc on trouve d’autres mots dans les autres langues qui ont le même symbolique et les même représentations.

  7. Van Rillaer dit :

    A olfajaki et aux autres:

    Freud croit que l’usage inconscient des mots explique des troubles et que sa prise de conscience est thérapeutique. P.ex., l’Homme aux rats se dit un jour qu’il est trop gros (zu dick) et essaie de maigrir. Interprétation de Freud : son rival s’appelle Richard et est parfois surnommé Dick. En essayant d’être moins “dick”, il tue “inconsciemment” Richard (*). Peut-on en déduire que si l’Homme aux rats avait été français il n’aurait pas présenté le même symptôme, ce jeu de mots n’étant pas possible ?

    Des analystes ne se laissent guère impressionner par cette objection. Par exemple P. Grimbert affirme : «Évidemment, Freud n’a pas pu entendre “gare !” dans cigare, “arrête !” dans cigarette, ni même “t’abat !” dans tabac et il a fumé jusqu’à la mort, ignorant ces avertissements implicites, jeux de sens que la langue allemande ne lui permettait pas» (“Pas de fumée sans feu”, P. Grimbert, op. cit., p. 110). Selon ce raisonnement, les Français devraient fumer moins que les Allemands, simplement pour une question de jeux de mots …
    (*) N.B. : Freud écrit, dans ses notes publiées après sa mort : «Ceci est ma trouvaille et il ne sait pas l’apprécier». Dans le texte destiné aux lecteurs, il affirme que le patient a lui-même découvert cette signification … où l’on voit bien la façon dont Freud racontait de belles histoires à propos de ses patients. Pour les citations et les références, voir J. Van Rillaer, Les illusions de la psychanalyse, Mardaga, p. 132s.

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