Qu’est ce que la honte ?

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Le 17 novembre 2010 par Jean-François Dortier

Faire une bourde, être humilié en public, être surpris en train de mentir, avoir honte de son corps ou de ses parents, etc. Les sources de honte sont multiples. Mais quelles sont les mécanismes de cette émotion à la fois si familière et si peu étudiée ?

Mon souvenir de honte publique le plus cuisant : un coup de poing reçu en pleine figure, et devant tout le monde. Cela se passe dans la cour du lycée. J’ai 18 ans, et moi le fanfaron, le fier-à-bras, je reçois une riposte bien méritée qui m’explose l’arcade sourcilière. Le coup vient d’un gentil jeune homme de dix centimètres de moins que moi, exaspéré parce que je me moque publiquement de lui à cause de sa dégaine… Ce qui m’a fait le plus mal n’était pas la blessure à l’œil, mais bien la morsure symbolique : l’humiliation publique, l’œil au beurre noir arboré devant tous pendant plusieurs jours, les sourires en coin et les ricanements que j’imaginais sur mon passage, les jours suivants…
J’ai demandé à des proches de me raconter leurs souvenirs de moments de honte. Eric se souvient qu’à l’âge de 9 ans, il s’est fait prendre en train de voler les craies de couleur, posées à côté du tableau dans la classe. Longtemps, il s’est remémoré cette scène et en a fait des cauchemars. Marie-Claire se souvient d’une des premières soirées où, adolescente, elle avait honte de ses vêtements usés et ringards. Mes propres enfants se rappellent la honte que je suscitais chez eux avec « mes blagues à trois balles » aux caissières des supermarchés (« Arrête, papa, tu nous fais la honte ! »).

Les hontes de ma vie…
Dans un livre de témoignages, Les petites hontes (Flammarion, 2009), le docteur Frédéric Saldman évoque une série de petites humiliations personnelles : de la grosse bourde devant des amis au dévoilement public d’un mensonge sur ses performances sportives passées (1). L’universitaire Jean-Pierre Martin soutient, lui, que raconter les hontes – qu’il s’agisse de la honte de soi, de sa famille, de son corps, de ses fautes passées, etc. – est un des ressorts de la littérature autobiographique contemporaine, de Conrad (Lord Jim) à Philip Roth (La Tache) (2).
De tous ces témoignages se dégagent quelques constantes. Tout d’abord, la honte se rapporte souvent à des différences sociales. La honte sociale porte sur le fait de se sentir déclassé (chômeur et assisté, pauvre…). La honte peut être celle de l’enfant qui porte des vêtements bas de gamme, n’ose pas montrer où il habite, ou dire la profession de ses parents. Mais le sentiment de déclassement peut relever aussi d’une dignité sociale d’un genre différent. Dans son roman La Place (NRF, 1984), l’écrivain Annie Ernaux racontait comment la petite fille qu’elle était avait honte de ses parents – des commerçants de province qu’elle trouvait incultes et mesquins – en comparaison des professeurs de son collège, qu’elle admirait, et trouvait plus intelligents et cultivés. Il arrive aussi qu’on puisse avoir honte d’être trop riche : Boris Cyrulnik, dans son livre Mourir de dire. La Honte (Odile Jacob, 2010), évoque ainsi le cas de son ami Samir qui, lorsqu’il était étudiant, avait honte de l’appartement beaucoup trop luxueux que son père lui avait acheté pour ses études. Le sociologue Vincent de Gaulejac a écrit un livre de référence sur cette « honte sociale » (Les Sources de la honte, Desclée de Brouwer, 1996).
Les défauts physiques sont aussi aux origines de la honte. Ce sont les boutons sur le visage à l’adolescence, un nez trop long, une culotte de cheval… autant de complexes qui font que l’on cherche à cacher son corps aux yeux des autres. Le sexe est également l’un des motifs récurrents de honte. Un ami m’a raconté cet épisode cuisant. Quand il était étudiant, il a été surpris par sa propre copine en train de se masturber sur son lit, un magazine porno à la main. Cela se passait un après-midi, elle était venue par surprise, était entrée sans frapper dans son petit studio… tous deux se sont retrouvés rouges de confusion. Elle a fait demi-tour sans rien dire. Certaines pratiques sexuelles normalement cachées révélées au grand jour, voilà de quoi susciter la honte. Autrefois, on parlait de « maladies honteuses » à propos des MST : celui qui en était atteint avouait par là même fréquenter les prostituées.
La honte peut également être produite par les échecs (rater un examen, rater le permis pour la troisième fois), être licencié, subir une cuisante défaite pour un sportif… Qu’elle concerne le statut social, des défauts physiques, des échecs, le sexe, en fin de compte la honte est profondément liée à au regard désapprobateur (réel ou supposé) d’autrui. En ce sens, c’est une émotion sociale qui produit une blessure narcissique, un sentiment de dévalorisation de soi.

Capture d’écran 2010-11-17 à 05.44.04D’où vient-elle?
Charles Darwin a consacré à la honte le dernier chapitre de L’expression des émotions . Il remarque que la honte se manifeste par des réactions caractéristiques : alors que la colère ou la peur font pâlir, la honte fait rougir. Elle provoque aussi une confusion de l’esprit, et des réactions embarrassées (posture rigide, yeux baissés). Le rougissement, note Darwin, varie beaucoup selon les individus. Mais, en général, les enfants rougissent plus que les adultes, et les femmes plus que les hommes. Y aurait-il un sens de la honte plus marqué selon l’âge et le sexe ?
La honte produit une réaction de rétractation très caractéristique. Si je me suis ridiculisé en public par exemple, j’éprouve aussitôt l’envie de fuir, ou de m’enfouir dans le sol. Boris Cyrulnik souligne que la honte peut être un sentiment très fugace : lié à par exemple à une « gaffe » faite en public ou une situation momentanément embarrassante. Mais la honte devient un symptôme durable chez les gens qui éprouvent un complexe physique ou social. Cette honte-là colle à la peau, et a des effets durables. Il est des personnalités honteuses qui, se sentant moins que les autres, se replient sur elles, se rétractent, adoptent des « stratégies d’évitement et d’enfouissement, se réfugient dans une « crypte honteuse » (3).
Sur le plan subjectif, les psychologues ont tenté de distinguer la honte de la culpabilité. Selon une distinction admise due à la psychanalyste H. B Lewis, honte et culpabilité sont toutes deux des émotions négatives relatives à soi. Mais alors que la culpabilité porte sur une faute commise, la honte porte sur l’image de soi-même. On se sent coupable d’avoir commis une faute, on est honteux de ce que l’on est.

Le regard des autres : un puissant régulateur de nos conduites
La honte est sans aucun doute un sentiment universel : on ne connaît pas de sociétés où la honte serait absente (4). Mais elle prend plus ou moins d’importance selon les cultures. La Chine et le Japon font partie, selon l’anthropologue R. Benedict, des « cultures de la honte », (shame society). En Chine, « garder la face » est un enjeu central des relations personnelles. Au Japon, la honte peut conduire au suicide. A certaines époques, on a utilisé l’humiliation comme un châtiment. Ainsi, au Moyen Age, on condamnait au pilori : une peine qui consistait à être attaché en place publique, sous le regard de tous. Cette punition existait en Chine et au Japon sous le nom de cangue. On inscrivait les fautes de la personne sur un écriteau, attaché à son cou. La honte est un puissant régulateur des conduites. La peur de la moquerie, du ridicule, ou de la réprobation du groupe inhibe les comportements déviants et anti-sociaux. C’est à ce titre qu’elle intéresse de plus en plus les anthropologues et psychologues évolutionnistes qui s’intéressent aux sources de la socialisation (5).
Les animaux peuvent-ils connaître la honte ?
Ce n’est pas impossible. Un chat qui chute malencontreusement d’un meuble ne se comportera pas de la même façon s’il est observé ou non. Des expériences le montrent : si son maître le regarde, il se redresse plus vite, se lèche nonchalamment avant de repartir sans se retourner. Des signes d’embarras qui n’existent pas s’il est seul après la chute (6).
(1) F. Saldmann, Les petites hontes, Flammarion, 2009
(2) J.P. Martin, Le livre des hontes, Seuil, 2006
(3) Nicolas Abraham & Maria Torok, L’écorce et le noyau, Flammarion, 1987
(4) M.J. Casimir & M. Schnegg (2002). Shame across cultures: The evolution, ontogeny and function of a Moral Emotion, in: Between Biology and Culture: Perspectives on Ontogenetic Development, Cambridge Univ. Press, 270-300.
(5) J. P. Tagney and K.W. Fisher (eds.) Self.conscious emotions: The psychology of shame, guilt, embarassment and pride. Guilford (1995)
(6) Joël Dehasse, Tout sur la psychologie du chat, Odile Jacob, 2005

1 commentaire »

  1. mayzen dit :

    Depuis longtemps je travaille (en analyse aussi)sur l’étrange absence passée de la honte dans les études diverses alors qu’elle est peut-être plus destructrice que la culpabilité même dans un pays judéo-chrétiens .Depuis Gaulejac et Cyrulnik, on commence à analyser le couple maudit: « honte-culpa ». Ce qu’on n’a pas étudié, c’est leur synergie et l’ordre ou le désordre de leur intrication.C’est énorme, travail colossal, épuisant car toutes les sciences humaines sont convoquées.Le distinguo : culpa=faute commise et honte= regard des autres et autocritique dépressogène , ce distinguo mérite des analyses fines.Je vous suggère de vous envoyer 2 feuillets, même non rétribués, pour mon press-book.Ma « culture » dans le champ psy et mon activité passée de prof de lettres vous pousseront peut-être à me donner votre accord.
    Très cordialement.(orthographe: norme utile mais souvent absurde)
    Jean-François MAYZEN- PARIS 14- né à Cahors en 1957-

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