Une belle rencontre …

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Le 16 novembre 2011 par Jean-François Dortier

Vendredi dernier jour j’ai fait une belle rencontre. Avec Rachid Boudjedra, écrivain algérien, philosophe, rebelle, bon vivant, séducteur, esprit libre, espiègle, athée, communiste, amoureux de la vie. Cela se passait à lors des entretiens d’Auxerre. On s’était retrouvé autour de la même table avec d’autres amis et connaissances. Ma belle MC était à mes côtés ; il y avait Pascal D. ethnologue rabelaisien. Sylvain J  la cheville ouvrière des Entretiens, sa charmante campagne. Il y avait aussi Monique Dagnaud (sociologue de la génération Y)  et Vincent Goulet, un jeune et sympathique sociologue venu de Nancy. Il devait y avait aussi un autre type – Daniel  –  dont je ne sais rien d’autre si ce n’est qu’il a pris des photos de tout le monde, est farouchement anti-américain, qu’il porte une barbichette et a visiblement une mémoire hors du commun (il nous a sidéré en citant avec précisions des passages d’articles de journaux lus il y a 10 ans !). Ce type mériterait un roman à lui tout seul. …

Et puis, en face de MC et moi: il y avait Rachid Boudjedra.

Jusqu’à la fin du repas, je l’ai ignoré, ne sachant pas de qui il s’agissait. Mais comme ce type m’intriguait, – sa belle allure, son regard perçant, son crâne rasé, sa bouche fine montée sur une mâchoire de mercenaire – j’ai demandé à Sylvain en douce: « qui c’est, ce type ? »

–  Mais c’est Rachid Boudjedra. L’écrivain.

– Rachid Boudjedra ? Je connaissais de réputation, mais sans avoir jamais lu. Heureusement Mc est venue à mon secours. Elle a lu et aimé un de ses romans, La répudiation. Du coup, ils ont commencé à se causer tous les deux. Elle et lui. Lui et elle. Elle était ravie de rencontrer un auteur qui l’avait marqué, transporté et touché. Il n’avait été jusque là qu’un nom sur une couverture de livre: il s’incarnait tout à coup, sous forme humaine, à notre table. Lui était manifestement ravi de voir se cristalliser sous ses yeux une adorable lectrice; surgie soudain à ses côtés, et qui lui rendait hommage.

Je les ai regardés se parler. Se parler encore. Se sourire. Assez pour me rendre jaloux. Il fallait que je m’interpose.

Le repas tirait déjà sur sa fin. A un moment donné, Vincent Goulet avec qui je parlais a évoqué Kant. (Oui Kant : lors de son enquête sociologique dans la banlieue bordelaise, il a repéré des schèmes kantiens dans la tête des habitants des HLM!). En entendant le nom de Kant, Rachid Boudjedra, a alors brusquement dressé l’oreille : « Kant ! On parle de Kant ? Mais je suis kantien ! La Critique de la raison pure est mon livre de chevet ! »

Kant ? Putain, il était sur mon terrain. Et si je laissais faire, il allait encore me voler la vedette. Il fallait intervenir. Riposter. Un conseil : si jamais un type à votre table se déclare kantien, et que vous voulez le déstabiliser, rien de mieux que de se transformer en l’hégélien de service. Ce que j’ai fait aussitôt.

J’ai donc embrayé : «  Kant ?Vous êtes kantien ? Mais comment peut-on être kantien au 21ème siècle, Il était déjà périmé au 20ème siècle, et même au 19ème ! Voyons, Kant est mort. Hegel lui, est toujours vivant. Son esprit absolu continue sa marche, Hegel est là. Vous pouvez sentir la présence de l’Esprit absolu parmis nous. Regardez, écoutez, observez. L’odyssée de l’esprit avance de façon inexorable, se répand sur la planète. Il absorbe tout sur son passage. Kant compris. Kant est mort mais Hegel vit encore. Il est là. Buvons à sa santé. Buvons à Hegel.! ».

J’ai terminé ma tirade, le doigt levé, parlant suffisamment fort pour imposer le silence autour. Puis j’ai reposé mon verre et me suis tu. Les convives étaient interloqués. Personne n’avait compris ce que je que voulais dire. Moi-même, je ne savais pas trop où je m’étais embarqué. Mais une chose était sûre : il s’agissait clairement d’une attaque à l’adresse de Rachid B. Même si ce que j’avais dit n’avait aucun sens, il ne pouvait pas rester silencieux.

On s’est donc regardé : yeux dans les yeux. Pupilles dilatées. front contre front. Nez frémissant d’écume. Comme sur un ring. Le combat philosophique devait débuter : en tête à tête, d’homme à homme, hégélien contre kantien, concepts contre concepts, cerveau contre cerveau, mâle dominant contre mâle dominant, type éméché contre type bourré….

En fait, comme on avait pas mal bu tous les deux, l’échange de coups et répliques a manqué de punch. Cela donnait quelque chose du genre :

Rachid : « Oui, je suis kantien, et fier de l’être.

Moi : Fier de l’Etre ? (jeu de mot intraduisible à l’oral, mais j’ai embrayé quand même). Mais comment un kantien ne peut parler de l’Etre ? Pour Kant, l’Etre, le « noumène » n’existe pas !

Lui (subtil) : Attention, Kant ne dit pas que l’Etre n’existe pas. Il dit simplement qu’il est inaccessible à la pensée.

Moi (Aîe ! un point pour lui). – Exact, mais il n’empêche. En tant qu’ hégélien, je tiens pour impossible de penser que l’Etre – la réalité, le monde existant, tout çà, cette table, cette bouteille de vin, ces gens qui nous entourent – ne sont qu’un écran de subjectivité, une recomposition mentale. Si tu es vraiment kantien ? (Je suis passé au tutoiement intello-républicain à ce moment là), ALORS TU ES PRISONNIER DE TES SCHEMES TRANSCENDENTAUX ! Tu es l’esclave de ta pensée! L’hégélien, lui est un homme libre.

Lui (démoniaque): – Kant dit que la subjectivité est incontournable, pas que la réalité n’existe pas ! Tu me passes la bouteille de vin ?

Moi (provocateur) : – Mais je t’ai entendu dire tout à l’heure que tu étais marxiste !

Lui (racoleur) : – Oui, Et alors? Marx et Kant sont parfaitement compatibles. Comme toi et ta charmante femme. Vous ne nous ressemblez pas. Vous êtes même très différents. Et pourtant vous allez bien ensemble; vous avez l’air amoureux. Kant et Marx, c’est pareil.

Moi (déstabilisé) : – Mais non ! Enfin, je veux dire : mais si ! Un marxiste kantien, ça n’existe pas. C’est du n’importe quoi !

Lui (souriant et bras écartés) : – Si ! la preuve, je suis là.

Moi : – Tu es là, mais tu n’es pas celui que tu croit être. Je l’affirme : un marxiste kantien, c’est impossible. Comme un cochon avec des ailes. C’est un être imaginaire, virtuel. De la poudre au yeux.

A ce moment, le serveur est arrivé.  « Un café, messieurs ? »

Lui : « Mais quel heure-est-il :  11 heure 30  déjà ! Non merci. Pas de café ». Puis se retournant vers moi : « Qu’est ce qu’on disait déjà ?

Je sais plus. C’était à propos de cochon et de Kant, je crois.

Sylvain est revenu à ce moment à notre table pour proposer de le ramener à l’hôtel. Autour de nous la salle est presque vide. Il était temps de partir. Le public avait fuit. Inutile de s’envoyer des coups de poings dans le vide comme deux alcolos. Le spectacle était terminé.

Reprenant nos esprits et nos allures de gentleman, on s’est serré une bonne poignée de main, avec un coup d’œil complice.

On savait déjà qu’on allait se revoir. Forcément. Juste avant de nous quitter, Mc est venue lui dire quelques mots à l’oreille. Il a souri et a mis sa main à plat sur son cœur, en penchant la tête, comme le font les musulmans. Et ils se sont séparés. Quand elle revenue vers moi, je lui ai aussitôt demandée :

«  Qu’est ce que tu lui a dit ?

– Ça ne te regarde pas !

~

Acte 2

Le lendemain soir, après les conférences de la journée et les discours des officiels, on s’est revu lors de l’apéritif offert par la mairie. Rachid était détendu et souriant. On a discuté de tout et rien :  les guerres coloniales, Albert Camus, le canal de Gibraltar, l’humour juif, le fromage de chèvre, les seins d’Isabelle Adjani (dans l’Eté meurtrier) et je ne sais plus quoi encore.

Et deux heures plus tard, on s’est retrouvé de nouveau à la même table, dans la grande salle de réception du conseil régional, entourés d’amis et de bouteilles de vin.

Et c’est là que Rachid m’a raconté un bout de sa vie. Son enfance et sa jeunesse en Algérie, dans une grande famille bourgeoise. Son père était un propriétaire terrien et entrepreneur qui faisait de l’import-export. Il possédait un grand bureau luxueux dans le quartier d’affaires d’Alger.

Rachid était un élève brillant. Avoir son bac à 17 ans était chose rare dans l’Algérie des années 1950 où la plupart des gens était alphabètes. A l’adolescence, il a commencé à prendre ses distances avec son milieu. Garçon solitaire, plongé dans les livres, il s’est évadé en pensée du monde qui l’entourait. Et à rompu avec lui. A 16 ans, Rachid était devenu athée, philosophe en herbe. Surtout, il ne supportait plus déjà, le poids écrasant de la communauté qui l’entourait : l’hypocrisie et la vulgarité ambiante.

Moi : -A toi tout seul tu es une réfutation de Bourdieu. Sa théorie de la reproduction par l’habitus, l’empreinte culturelle, ne marche pas avec toi : athée chez les musulmans, rebelle chez les bourgeois.

Lui : – Mais j’ai connu Bourdieu, il était en Algérie à l’époque.

Moi : – Justement, toute sa théorie de la reproduction s’appuie sur l’exemple des microcosmes fermée de la société algérienne. Et toi, tu es élevé dans un monde clos et tu le mets à distance.

Je lui ai demandé comment il s’était séparé des siens. Rachid m’a alors raconté que c’est lors des grandes fêtes de famille, les mariages et les enterrements qu’il a commencé à détester son monde. Durant  ces mariages, il se souvient des rituels de dépucelage de la mariée : en fin d’après midi, quand le marié pénètre la jeune femme alors que les copains du mariés frappent à coups de poids derrière la porte. Et quand on exhibe devant tous le drap taché de sang… Tout cette mise en scène dégoutait le jeune Rachid.

Il se souvient aussi des funérailles où les cousins et oncles racontaient autour du lit du défunt leur exploits avec les prostituées. Athée chez les musulmans, marxiste chez les bourgeois, Rachid était aussi féministe avant l’heure, chez les machos.

Finalement,  Rachid est entré en résistance. D’abord avec sa famille et boycottant à toutes les cérémonies familiales. « Je ne suis même pas aller à l’enterrement de ma mère ».

Puis, après son bas, à 17 ans, il a décidé de rejoindre l’ALN l’armée de libération nationale, branche armée du FLN). C’était en 1959. Rachid m’a raconté comment il était passé voir son père pour lui annoncer sa décision et son départ. Cela se passait dans son grand bureau le son entreprise. Très vite, son père  a compris que la décision de son fils garçon était irrévocable et qu’il ne reverrait peut-être plus jamais. « Mais il n’a manifesté aucune émotion ». On s’est quitté comme ça sans même un mot ou un geste d’affection entre un père et un fils. On s’est quitté comme deux étrangers qu’on était devenu l’un à l’autre ».

Arrivé dans le maquis, Rachid, bien que tout jeune homme devient rapidement officier de l’ALN. Un jour lors d’un combat, il reçoit une balle à la jambe. « Ce n’était pas des combats très violents. On se tirait dessus de très loin. Mais j’ai été atteint d’une balle perdue » ajoute-t-il sans fanfaronnerie. Rachid n’est pas le genre de type à se draper en héro. Il faut alors le transporter dans un hôpital de la résistance pour le soigner. Mais le transport à travers le maquis, les montagnes va durée 15 jours !

Et quand il arrive à l’hôpital, les médecins découvrent que sa jambe est gangrénée et qu’il faut la couper afin d’éviter que la propagation.

Mais le médecin chef a un scrupule : couper la jambe à une garçon de 18 ans, qui n’a pas encore eu de vie… Non, ce n’est pas possible. Une autre décision sera prise, qui va changer le cours de la vie du jeune Rachid. L’ALN est en contact avec les soviétiques qui ramènent régulièrement des armes et munitions aux combattant. Des hélicoptères et avions font des voyages régulier entre la Russie et les bases de la résistance. Un matin,  Rachid est embarqué dans un hélicoptère à destination d’un hôpital de Moscou.

« Le voyage a duré 6 heures. Nous sommes arrivés à Moscou. Au bout de quelques jours d’hôpital, j’étais debout. Ma jambe a été sauvée.

–  Et ensuite, que s’est-il passé ?

–  Je suis resté quelques mois en Russie, j’ai appris à parler russe. Puis on m’a confié des missions en Chine, au Vietnam, puis en Europe. J’ait été le représentant du FLN à Barcelone. J’étais révolutionnaire professionnel. »

Quand la guerre d’Algérie se termine, en 1962, Rachid va retourner en Algérie où il reprend des études. « J’avais à peine plus de 20 ans mais j’avais déjà beaucoup vécu ». Etudiant brillant, ses études de philosophie le mène d’Alger à la Sorbonne à Paris, où il passera son agrégation et soutiendra une thèse de doctorat. Pendant plusieurs années, avant de devenir écrivain, Rachid a donc été prof de philosophie. Et comme tout prof de philo, il a lu Platon, Aristote, Spinoza, Nietzsche, Sartre, etc.  et s’est un jour passionné pour Kant. Et voilà pourquoi, l’autre jour, lors de notre repas, quand il a entendu prononcé le nom de Kant, son oreille s’est aussitôt dressée.


1 commentaire »

  1. Fatah Bouhmila dit :

    Rachid Boudjedra n’a pas eu à soutenir une thèse de doctorat pour être un immense écrivain. Ce sont les autres qui soutiennent des thèses de doctorat sur ses oeuvres aujourd’hui. En vérité, après des études universitaires en mathématiques, il a passé une agrégation de philosophie en France, ce qui n’est pas une mince affaire. Ses romans l’inscriront à coup sûr dans la postérité et la profondeur de sa pensée expliquent pourquoi il dit de certains aujourd’hui que ce ne sont pas des écrivains. Entre les philosophes de la pensée vide et les écrivains surfaciques, il préfère ne pas hurler avec les loups.

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