Ne regarde pas derrière toi !

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Le 10 janvier 2011 par Jean-François Dortier

« Qu’as-tu fait de ta vie? Regardes derrière toi avant d’aller plus loin ». Voilà ce qu’en substance m’invitait de faire la petite voix dans un billet récent (Putain de sagesse). Bon allons-y. Prêt pour le check up existentiel ? C’est, paraît-il en « regardant d’où l’on vient qu’on peut savoir d’où l’on va ». Pourquoi pas ? Mais je préfère encore la formule de Gide: « Il faut suivre sa pente : mais en montant ».

Je m’enfile un verre de whisky et on y va.

Attendez !  Encore un deuxième.

Ok c’est bon. En route.

Si je me retourne et regarde ce qui s’est passé de ces disons 30 dernières années (j’avais 24 ans !), un sentiment curieux m’envahi. Le vertige. Je me penche comme un alpiniste amateur qui viendrait de gravir 100 mètres et se retournerait d’un seul coup. Bon sang : j’ai mal au coeur !

Ma carrière s’est décidée à 25 ans. Auparavant, comme tous les grands nigauds de mon âge – les Rastignac et Julien de Rumbempré – j’étais gonflé d’orgueil et l’illusion. Mon ambition personnelle entremêlée à de véritables chimères intellectuelles me poussaient à réaliser une grande « œuvre » ; j’étais un idéaliste en rut. J’avais pourtant derrière moi déjà quelques cuisants échecs, renoncements ou tentatives ratées. Mais c’étaient les bavures de l’adolescence. Jusque là, rien d’anormal. Comme beaucoup d’adolescents, j’avais d’abord épousé, puis délaissé, la carrière de grand sportif (après avoir été battu à plate couture au championnat régional de course à pieds : spécialité 3000 mètres steeple) ; puis, guitare en main,  j’ai envisagé une très éphémère ambition de star de la chanson engagée (carrière avortée lors d’une humiliation publique à une spectacle de fin d’année sur la scène du lycée, devant les camarades et les profs réunis). J’ai ensuite entamé une carrière de révolutionnaire professionnel. C’était idiot : rêver de devenir Trotsky ou Che Guevarra à l’époque des supermarchés, des boîtes de nuit, de la télévision couleur et des cinq semaines de congé payés: ça ne pouvait pas marcher… Après cinq années de laborieux travail militant pour le compte d’une organisation sectaire qui vampirisait tous ses membres, j’ai donc encore changé de voie. J’avais 25 ans, j’étais père de famille, garde barrière. Il était temps de passer aux choses sérieuses.

Vers 25/30 ans, on commence à avoir du plomb dans la tête. On en croit plus au miracle, on doit assumer sa vie d’adulte, affronter le monde réel. Et en même temps, on est trop jeune pour renoncer. C’est donc l’âge où beaucoup de jeunes gens portés par une passion commencent à séparer leur vie en deux. D’un côté le boulot « alimentaire » (il faut bien vivre et faire vivre les siens).  Et les moments de libre – le soir et tôt le matin, les week-ends, les vacances entièrement consacrées à son château en Espagne). C’est le temps où on est trop jeune pour abandonner ses rêves et trop malin pour ne plus se laisser bercer par ses seules d’illusions. Alors on tergiverse : «J’ai 25 ans. Déjà ? Bon allez,  je me donne jusqu’à 30 ans pour réussir ». Puis arrive 27 ans, puis 28, 29 ans, 29 ans et demi … Toujours rien.  Le succès n’est pas encore rendez-vous.  On se dit alors « Allez, je m’accorde un an de plus. Puis vient 31, puis 32…

Et c’est enfin arrivé !

Mais n’anticipons pas.

Entre temps, j’avais quitté la SNCF, passé quelques diplômes, donné des cours de sociologie, réussi un concours (de conseiller d’orientation) et profité comme un parasite du temps de liberté laissé ce job peu exigeant pour concocté un nouveau projet.

Mon projet ? Un grand rêve muri en secret. Une nouvelle une passion dévorante, un nouvel idéal, une aventure grandiose. J’allais consacrer ma vie à une idée. Une Très Grande Idée. Rependre un projet philosophique d’adolescent. Je l’avais baptisé « la quatrième question ». En référence à Kant et à une question qui l’a tourmenté à la fin de sa vie. J’avais découvert la « quatrième question » par hasard, un après midi d’étude, dans la salle de documentation du lycée, en feuilletant un bouquin de philo. Elle m’avait fait battre le coeur. Et pendant quelques semaines, je m’y étais consacré avec ferveur. Mais la fièvre était vite retombée et j’étais déjà passé à d’autres chimères. La question fut donc relégué dans un coin de mon esprit. Oubliée? Pas tout à fait. Elle avait resurgit quelques années plus tard, vers 25 ans, comme un virus endormi et qui se réactive toute à coup. Les idées agissent parfois comme des virus

Cette question, il fallait la reprendre. La réveiller, la faire revivre. Deux siècles après Kant. Régénérer ce beau projet d’une anthropologie philosophique. Elle avait été abordée par les philosophe sur un mode purement spéculatif et sans solides assises scientifiques et empiriques. A l’époque d’ailleurs, il n’était pas possible de faire autrement. Les sciences humaines n’existaient pas. Les grandes enquêtes sur la condition humaine manquaient cruellement.

Deux siècles plus tard s’était l’inverse. On croulait sous les données et les recherches. On avait accumulé tant de connaissances, de faits, de théories, d’hypothèses, de publication qu’on y comprenait plus rien. On avait tellement démultiplié et diviser les savoirs, tellement après à couper les concepts en quatre, qu’on en avait oublié l’objectif de départ.

L’encyclopédiste en chambre

Il fallait donc reprendre le problème sous de nouvelles bases. Rassembler les connaissances accumulées en deux siècles de recherches en sciences humaines, mais aussi en biologie, en éthologie, en théorie de l’évolution, mais sans oublier de les rapporter aux questions de départ. Il me faudrait pour cela m’engager dans un projet un peu démesuré (c’était d’autant plus excitant) : explorer tous les disciplines des sciences humaines et sociales, fréquenter les sciences de la nature,  étudier, lire, écrire, croiser des données et les théories, raconter. Il faudrait aussi rencontrer les spécialistes, les questionner. Comparer, évaluer, faire des bilans et synthèses. Me faire chroniqueur des sciences et des idées, cartographe du savoir, encyclopédiste, essayiste, chercheur. Résoudre des énigmes, écrire des articles, puis des livres. tout en essayant de faire de cette nouvelle passion un job qui me fasse vivre moi et les miens. Bref, n’importe quoi.

Et vous savez quoi ?

Ça a marché ! La suite est racontée ici et

Reste qu’une seule partie du chemin à été faite. Disons la moitié. La phase exploratrice et encyclopédique, de mon travail (celle du magasin d’idées), doit provisoirement s’arrêter. L’heure est venue d’en tirer les leçons générales et d’affronter directement la Quatrième Question. En l’occurrence : reprendre les questions posées par Kant et tenter de leur apporter une réponse synthétique (et provisoire) en m’appuyant sur le corpus le plus solide issus des sciences humaines.  Voilà ce que j’envisage de faire dans les prochaines années. Je ne crois pas impossible de reprendre par exemple la première question de Kant  (« que puis-je savoir ? ») et de l’éclairer au regard des avancées de la psychologie cognitive (et des sciences cognitives cognitives en général), de la philosophie de sciences et des développement de la philosophie de l’esprit. C’est un gros morceau – je l’admets – mais cela vaut le coup d’essayer. [Voilà pourquoi, entre autre, je prépare une troisième réédition de mon bouquin sur « le cerveau et la pensée »]. Parallèlement à cette réédition, je vais m’atteler à l’exercice suivant. Dans les prochaines semaines, je me glisserai (en pensée) dans la peau d’Emmanuel Kant revenants au 21ème siècle et regardant ce qui s’est passé dans la science des idées qu’il appelait de ses voeux demandant : « qu’à-ton découvert depuis ma mort? Est ce que ma philosophie de la connaissance est encore pertinente? ».  J’ai procédé ainsi, il y a quelques semaines en faisant réssusciter Freud pour les besoins de la cause. Et j’ai trouvé cela très éclairant.

Mais revenons sur terre. Au lieu de savourer sagement le travail accompli, j’ai décidé de relancer la machine infernale, poussée par une inextinguible libido sciendi. Rependre le projet d’adolescent à un âge ou on ne doit plus se poser la question « qu’est ce que je vais faire? » mais « qu’ai-je fait? »

Comme tous les imbéciles qui ne savent pas s’arrêter à temps, il y a toute chance pour que j’échoue lamentablement dans cette entreprise démesurée. Mais c’est ainsi. Je suis tombé amoureux d’une nouvelle chimère. Elle s’est emparée de mon cerveau. Elle me fait déjà perdre le sommeil. Elle va me ridiculiser aux yeux de tous (ça y est, il se prend pour Kant maintenant!). Cette idée va me conduire à ma perte.

Et je ne voudrais pas vous faire manquer ça.


2 commentaires »

  1. Chapouthier dit :

    Merci. Oui, il faut continuer, encore aujourd’hui, tant que tu es relativement jeune, à te consacrer à ce projet, utile et passionnant, d’anthropologie philosophique. Car si, vers 25/30 ans, on commence à avoir du plomb dans la tête, vers 65/70 ans (c’est mon âge), on commence à avoir du plomb dans l’aile !

  2. gabriel dit :

    une lecture plaisante

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