La bibliographie cachée

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Le 11 novembre 2010 par Jean-François Dortier

Tout à la fin du livre collectif L’atelier du politiste, (2010) consacré à l’œuvre du politologue (ou du politiste ?) Pierre Favre, se trouve une petit trésor caché. Il s’agit d’un texte repoussé en annexe, mais dont le titre à aussitôt retenu mon attention : « La bibliographie invisible ».

Dans ce texte, P.  Favre révèle une partie cachée de son travail universitaire. « Tout universitaire peut, dès lors qu’il exerce depuis assez de temps établir deux listes de ses travaux. Sa première bibliographie, qu’on peut dire « officielle », recense les livres et articles publiés ». On peut y ajouter thèses, rapports, supports de cours et conférences non publiés et qui appartiennent à la littérature « grise » (non publiée mais tout de même accessible). Mais a cela s’ajoute la partie immergée de l’iceberg.

«  Mais tout auteur a également une bibliographie, invisible celle-là, dérobée aux regards, ne bibliographie dont il ne fait pas état et qu’il ne saurait même pas aisément coucher sur le papier. »

Cette « bibliographie invisible » est la somme de ses projets inachevés : notes et écrits inaboutis, données non exploitées, projets de recherche laissés en friche. La bibliographie invisible de P. Favre, est faite de plusieurs choses. Parmi les données non exploitées, il a regroupé un corpus exhaustif des communiqués des conseils des ministres des septennats de V. Giscard d’Estaing et F. Mitterrand; « Il s’agissait de repérer sur le long terme les logiques du travail gouvernemental ». Autre matériau : une banque de données de milliers de manifestations parisiennes organisées entre 1989 et 1995. Mais tout cela est resté sans suite.

La deuxième partie de la bibliothèque invisible comporte les textes qui ne sont pas parvenus à terme : « soit que le temps (toujours le temps !) ait manqué soit que décidément le sujet n’ait pas paru tenir ses promesses initiales, soit que le texte achevé semble peu convaincant à son auteur même ». P. Favre a ainsi laissé dans ses cartons un article rédigé avec sa femme sur la théorie du pouvoir de Michel Foucault (et ses contradictions internes). Il y a aussi un article programmatique « A la recherche d’un plan raisonné d’une sociologie politique systématique » ainsi qu’un « projet jamais conduit à terme d’une iconographie du politique ».

On devine que ces parmi ces textes en friche sont justement ceux que l’auteur tient le plus à coeur. Il font partie de la réflexion fondamentale qui constitue la toile de fond des recherches et des publications, mais que le chercheur n’expose jamais. Et pas par simple « manque de temps », ou « manque de maturité ». Car J’ai la conviction que les raisons de ces abandons tiennent à des choses plus profondes que le « manque de temps » ou le « manque de maturité ». Il y a des des causes plus profondes à cela. J’en voie deux principales

• Le blocage institutionnel. Les institutions académiques n’offrent pas d’espace et de lieu pour cette réflexion fondamentale. Les carrières universitaires sont fondées sur le logique de la spécialisation. Les critères d’évaluation et la logique de la recherche poussent également à la spécialisation. L’institution scientifique ignore et refoule, les théories et réflexions trop globales (un jour, je raconterai l’histoire de ma thèse inachevée). A cette logique institutionnelle, s’ajoute une sorte d’« interdit moral » de la professionnel. Les pensées globales sont peu prisées par le « milieu ». Un exemple ? Le sociologue des religions Yves Lambert rêvait de rédiger une vaste histoire des religions qui reprenne, en la généralisant, l’hypothèse de « périodes axiales »*. Mais se lancer dans une telle entreprise aurait pu  nuire à sa carrière universitaire. Non seulement ces recherches sortaient du cadre de sa spécialisation, mais elle fleutrait avec « l’évolutionnisme »,  considéré comme un grave péché en anthropologie. Le chercheur avait confié ses craintes à Yves Lenoir. Ce dernier raconte qu’en juin 1994, Yves Lambert appris qu’il était atteint d’un cancer de la moelle osseuse. Peu lui importait désormais son plan de carrière : « je n’ai plus rien à perdre », dit-il alors. Et il commença activement l’écriture de son grand livre, l’œuvre de sa vie. Ce livre est paru en 2007, quelques mois après la mort de son auteur, qui a manqué de quelques semaines pour achever sa conclusion. (cf mon compte rendu).

Faut-il attendre que les chercheurs aient des cancers des os, pour que leur « bibliographie invisible » sorte des placards ?

Le verrou mental. Une fois levé le verrou institutionnel, reste un autre problème de taille. Peut-être plus diffile encore : le verrou intellectuel. Les problèmes posés par la « bibliographie invisible » sont souvent des questions fondamentales mais redoutables. Revenons à Pierre Favre. Il se pose la question du « rôle joué par le symbolique en politique ». Le symbolique, c’est tout l’apparat et le rituel (les images, les drapeaux, les cérémonies) qui entourent l’action politique sans participer directement à l’action. A quoi sert tout cet appareillage de rituels, d’imageries, de parades, inutile du point de vue de l’action et qui est pourtant partout présent en politique ? Est-ce que le symbolique est fondamental ou superficiel ou simplement utile ? Cette question est une question majeure pour les sciences humaines. Y répondre, c’est répondre à une grande question anthropologique. (« il ne peut y avoir de théorie du symbolique sans une anthropologie » écrit P Favre).

Mais pour affronter une telle question, il faudrait pouvoir définir ce qu’est le symbolique (tâche redoutable auquel s’essaye  P.Favre dans une autre annexe de son livre (dans une annexe !). Ensuite, il faut aborder le problème de « l’efficacité symbolique »  et donc du rôle que les cérémonies et rituels jouent dans les affaires humaines). Et là on touche à une difficulté théorique majeure : nul ne sait pas comment aborder cette question dans toute son ampleur. Avant même d’y répondre, il faudrait savoir bien poser la question, ce qu’on a du mal à faire. Et il n’est pas sûr que l’on dispose des armes intellectuelles (modèles, outils conceptuels, méthodes) qui permettent de penser cela.

Finalement faute de temps, de courage ou de moyens pour pouvoir attaquer de tels obstacles institutionnels et intellectuels, le chercheur abandonne, où plus souvent « diffère » son projet.  « Je reprendrais cela plus tard… quand j’aurais du temps, quand j’aurais lu ceci ou cela ». Ces projets intellectuels donc la plupart du temps restent à l’état de promesses.

– Je rêve de pouvoir mener un jour une enquête sur les « bibliothèques invisibles » d’auteurs, connus ou non, qui ont laissé en friche dans leur tiroirs des idées qui leur sont chères.

Je suis persuadé que l’on peut faire progresser ces redoutables « projets secrètes » en créant un espace et support qui leur serait dédié. Pour cela il faut créer de nouveau lieu de réflexion collective où ces projets prennent place. Il faudrait aussi faire progresser les instruments de pensée (méthodes, concepts, modèles) susceptibles d’affronter ces problèmes cachés. Leur « bibliographie secrète » recoupent souvent les questions fondatrices des sciences humaines. « L’efficacité du symbolique » posée par Pierre Favre en est une.

N’attendons pas d’avoir un cancer.


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