Humanologie: S1, E 4: « la machine à faire des histoires »

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Le 14 décembre 2019 par Jean-François Dortier

L’une des facettes du projet d’humanologie passe par la rédaction (en cours) d’un Dictionnaire (personnel) des Humains. (A moi Aristote ! A moi Diderot ! A moi Pierre Larousse !). La première entrée sera sans nulle doute ce mot – l’abduction – peu connu mais essentiel pour comprendre le fonctionnement de l’esprit humain :

 

 » Abduction : la machine à faire des histoires.

Dans les années 1920, Ernest Hemingway a parié qu’il était capable d’écrire une histoire en six mots. Il a gagné son pari en rendant la copie suivante : « For sale : baby shoes, never worn » (A vendre : chaussures de bébé, jamais portées »).

Que s’est-il passé ? Le bébé est il mort ? A moins qu’il n’ait été enlevé ? Où peut-être que les chaussures étaient trop petites ? Ou trop grandes ? A moins que les parents n’aient…

Passer d’un fait ou un événement à une théorie qui l’explique. Voilà l’« abduction ». Le mot est obscur mais il désigne un processus mental très simple et courant. Nous faisons des abductions du matin au soir, comme monsieur Jourdin faisait de la prose sans le savoir. L’abduction représente un type de raisonnement beaucoup plus courant que « l’induction » (passer du particulier au général) ou la « déduction » (passer d’une cause à une conséquence), longtemps été tenus pour les formes élémentaires du raisonnement.

La plus simple des abductions relève du passage de l’indice à l’idée : j’entends un miaulement et j’en déduit qu’il y a un chat dans les parages. L’indice (le miaulement) me suggère une hypothèse (le chat). Le passage de l’un à l’autre est souvent plus élaboré (comme dans l’histoire des petites chausses à vendre). On m’offre un cadeau ; qui a t-il dans la boite ?; je reçois une lettre recommandée:  Qui m’écrit et pourquoi ? ». La machine à hypothèse se met en route aussitôt et se lance dans des spéculations.

Spéculer, simuler, envisage, faire des hypothèses… notre cerveau est une machine à faire des histoire. L’abduction nous sert à comprendre – non plutôt à « interpréter », ce qui arrive autour de nous: à donner du sens aux choses.

Aristote avait déjà repéré cette forme de raisonnement (qui n’en est pas tout à fait un puisqu’il n’y a rien de strictement logique entre l’indice et l’interprétation qu’on lui donne. C’est surtout l’américain Charles Sander Pierce, (1839-1914), le père de la sémiologie (science des signes) qui s’y intéresser de près à ce mécanisme mental. Il a compris que l’abduction est un processus central dans la formation des idées. Avant lui on voyait l’esprit humain comme une machine logique qui raisonne par la médhode « hypothético-déductive » (où seuls interviennent l’induction et la déduction). Mais pour résoudre des problèmes – des énigmes scientifiques (pourquoi le ciel est bleu ?) aux problèmes de la vie quotidienne (ou sont passé mes clés ?) ont fait appel à l’imagination: la construction d’une histoire, d’une théorie, d’un modèle, construit à partir d’indices qui nous mettent sur la piste de solutions. C’est ainsi que l’on procède aussi pour faire des mots-croisés. Umberto Eco avait décrit l’abduction comme « la méthode du détective ». L’inspecteur relève des indices, il doit faire appel à son imagination pour échafauder des hypothèses.

Les théoriciens des sciences cognitives ont découvert l’abduction tardivement. Leus premiers modèles cognitivistes concevaient la pensée humaine sous formes d’inférences logiques : déduction, induction, démonstration. Jerry Fodor, un des chefs de fil de cette approche de l’esprit a finit par admettre que « L’esprit, ça ne marche pas comme cela »  qui le titre de l’un de ces livres. (un philosophie qui admet s’être trompé, c’est assez rare pour être signalé!).

L’abduction n’est pas un mode de raisonnement infaillible, loin de là. Mais ce que la pensée perd en rigueur, elle y gagne en créativité. L’abduction outrepasse les lois de la logique pour nous fait rentrer dans le monde du possible, du probable, de l’hypothétique.

En seulement six mots, Hemingway a réussi son pari: mettre en branle notre imagination. L’abduction : mot barbare qui désigne cette incomparable capacité de l’esprit humain à créer des histoires.


7 commentaires »

  1. lynda dit :

    Merci pour l’article 🙂

  2. LEe Grand Protagoras dit :

    « j’entends un miaulement et j’en déduit qu’il y a un chat dans les parages. »

    Hum, hum, … Pas pu s’empêcher d’utiliser l’expression « j’en déduit … » pour illustrer « l’abudction » … de quoi parle-t-on au fait ?

  3. Phil dit :

    @Protagoras

    C’est une déduction « probable », d’après ce que je comprends d’un raisonnement par abduction, sur wiki et après avoir un peu cherché partout sur le net.
    Je suis arrivé ici par pure sérendipité d’ailleurs.
    @+

  4. Vavasseur dit :

    L’abduction me semble être la seule voie pour la résolution des problèmes, mais la qualité de la démarche va dépendre des précautions prises, puisque elle génère nécessairement des incertitudes. Je pense en particulier au « traçage » ou l’explicitation du raisonnement suivi d’un débat critique et des vérifications expérimentales (entachées d’incertitudes) et éventuellement déductives à l’aide de modèles (plus ou moins justes). Je crois bien que cela ressemble beaucoup à la démarche scientifique.
    Il est un autre aspect plus difficile à maîtriser, la psychologie, en particulier je pense aux biais cognitifs, capables, même en groupe, de fournir des sources de distorsions auxquelles le raisonnement hypothétique est particulièrement sensible.

  5. Chapouthier dit :

    Outre l’induction, la déduction et l’abduction, ne pas oublier la séduction, essentielle aussi ! Bonnes fêtes !

  6. Jacques Van Rillaer dit :

    L’usage du mot « abduction » est correct, mais aujourd’hui ce terme évoque plus souvent, me semble-t-il, l’enlèvement par des extra-terrestres
    Cf. p.ex.: https://cero-france.com/#
    Je propose d’utiliser plutôt le mot « inférence », qui me semble moins « barbare »…

  7. Madeleine dit :

    Voici un beau projet de réflexions « humanophiles », où j’aimerai lire sur les mots « abondance »-car l’humanité est maintenant abondante et « aimable »- à défaut d’aimer ?-
    c’est notre destin que d’aimer l’abondance… Celle que l’on connaît-nous- et celle que l’on ne connaît pas- Gaïa-
    A bientôt

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